Pour être légitime, une intervention sociale doit-elle passer par la psychologie? Cette question que posait en 2011 Nicolas Moreau dans un éditorial de la revue Reflets : revue d’intervention sociale et communautaire demeure pertinente, encore aujourd’hui1. Nos nombreux échanges et entretiens avec des travailleurs sociaux nous ont appris qu’une majorité a adopté, à travers les années, un cadre d’analyse fortement axé sur les dimensions individuelles ou psychologiques pour appréhender, comprendre et expliquer les problèmes vécus par les personnes auprès desquelles ils interviennent. Ce « penchant » pour le psychologique se reflète aussi dans les pratiques professionnelles par des cibles d’intervention fortement centrées sur la personne (stress, émotions, habiletés communicationnelles, parentales, relationnelles, perceptions, croyances et comportements). Cette réalité nous amène à nous questionner quant à la place que nous accordons, comme travailleurs sociaux, aux facteurs sociaux, aux dimensions structurelles et à leur prise en compte dans nos évaluations et nos interventions.
La prise en compte de la personne et de son environnement dans une perspective interactionniste et constructiviste
Les écrits en travail social sont parsemés de débats portant sur les questions existentielles à propos de la profession et de ses finalités (Harper et Dorvil, 2013). La profession s’est toujours inscrite dans le large spectre « personne-environnement », se rapprochant ou s’éloignant d’un de ces pôles selon le contexte social. Dans le cadre des travaux liés au PL21, l’Ordre a réfléchi au positionnement de la profession, son spécifique, ses perspectives propres. Il a donc fallu raccrocher le travail social québécois à celui des grands courants internationaux et de la littérature. Le regard sur le social (Harper et Dorvil, 2013), soit la prise en compte de la personne et de son environnement dans une perspective interactionniste et constructiviste est clairement apparue comme la marque distinctive de la profession. En réaffirmant et en accentuant le sens social de la profession, l’Ordre, à l’instar des grands regroupements et associations en travail social, a fait valoir (au public, au système professionnel, aux décideurs politiques, à ses membres, aux milieux de pratiques et aux organisations) non seulement la légitimité, mais aussi la responsabilité des travailleurs sociaux de prendre en compte les facteurs sociaux dans les situations vécues par les personnes et les collectivités, dans leurs évaluations et leurs interventions, afin de réduire les inégalités sociales et de renforcer les communautés et les personnes qui les composent.
Faire usage de connaissances reconnues et soutenues par la recherche
L’Ordre sait que certaines conditions s’avèrent essentielles pour que les travailleurs sociaux maintiennent ce regard sur le social et agissent en fonction de celui-ci. L’une des premières conditions implique que les travailleurs sociaux fassent usage de connaissances reconnues et soutenues par la recherche. Les travaux de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) au sujet des déterminants sociaux de la santé contribuent de façon importante à donner un statut scientifique aux facteurs sociaux et environnementaux qui influencent ou configurent le développement, les conditions et les trajectoires de vie des personnes. Dans un contexte où on accorde une grande importance aux données probantes, l’Ordre croit opportun de référer à ces concepts pour faire valoir le paradigme dans lequel s’inscrit la profession de travailleur social. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur les données probantes entourant les déterminants sociaux de la santé que l’Ordre, à travers ses écrits et ses représentations, a réaffirmé la valeur, l’importance et la pertinence de l’intervention sociale des travailleurs sociaux en santé mentale.
Les déterminants sociaux de la santé :
la pierre angulaire de notre argumentation
Une autre condition essentielle pour permettre aux travailleurs sociaux de mettre à profit leur expertise de regard sur le social repose sur l’environnement, les déterminants organisationnels. Nous savons à quel point la portée des actions des travailleurs sociaux est largement influencée par les milieux de pratique, les programmes et les politiques sociales en place. Pour l’Ordre, la référence aux déterminants sociaux s’est avérée l’une des pierres angulaires pour assoir sa légitimité de prendre la parole et d’articuler ses prises de position par rapport aux politiques sociales et aux services sociaux, pour défendre l’importance d’assurer leur maintien, leur amélioration, leur accessibilité et leur universalité dans un esprit d’investissement social pour une meilleure santé et qualité de vie de l’ensemble de la population.
Une posture résolument centrée sur le regard du social Plus que jamais le contexte actuel
Plus que jamais le contexte lance de sérieux défis et enjeux à la profession de travailleur social. La réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux, un nouveau mode de gestion publique, l’élargissement du fossé des inégalités sociales, l’effritement des services sociaux, la privatisation des services publics, la prévalence et la complexification des problèmes sociaux – dont ceux de santé mentale – sont autant de réalités qui nous interpellent. Les risques de s’éloigner des fondements, des valeurs et des principes de la profession sont bien réels. Devant ces faits, Harper et Dorvil (2013) proposent aux travailleurs sociaux de s’engager dans la voie les amenant à supporter l’incertitude, la complexité et le doute associés au travail sur les problématiques portées par un individu, une famille, un groupe ou une communauté. Cette façon de faire commande une posture résolument centrée sur le regard du social, ancrée dans les principes de droits humains et de justice sociale. Ce numéro sur les déterminants sociaux se veut certainement une contribution en ce sens.