Dossier spécial

Optimisation des pratiques professionnelles: des impacts à ne pas négliger

Un contexte fragilisant


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En plus des données recueillies dans le cadre des rencontres du groupe de travail « impact des approches d’optimisation sur les pratiques professionnelles », d’autres activités ont permis d’identifier, de préciser, de valider ou encore d’expliquer les éléments contextuels ainsi que certains enjeux liés aux pratiques professionnelles et aux services sociaux :

  • exercice de planification stratégique à l’Ordre;
  • lecture d’articles scientifiques et d’autres documents pertinents;
  • veille médiatique;
  • participation à des présentations dans le cadre de colloques traitant des pratiques professionnelles;
  • soutien à des travaux de recherche/résultats de sondage;
  • échanges avec des professionnels au sein de l’Ordre et à l’extérieur;
  • demandes de consultation de la part des membres

Un exercice stratégique révélateur

D’entrée de jeu, il importe de retenir que les menaces de l’environnement (externes à l’Ordre) identifiées dans le cadre de l’exercice stratégique ont modulé en grande partie les actions à prioriser pour les cinq prochaines années. À l’unanimité, les personnes sondées[1] placent au premier rang les trois mêmes menaces : la réorganisation du réseau de la santé et des services sociaux (RSSS)[2], l’effritement des services sociaux ainsi que l’écart entre les ressources accordées par l’État aux services publics et les besoins des usagers (accès).

Plusieurs données recueillies auprès des partenaires[3] concernant les tendances à l’externe ayant un impact négatif sur la pratique professionnelle viennent corroborer ou illustrer les menaces. En ce qui concerne le contexte actuel dans le réseau, les éléments les plus souvent nommés par les répondants sont :

  • les changements / la réorganisation dans le réseau;
  • les coupes budgétaires / le contexte d’austérité;
  • l’augmentation des mandats sans augmentation des effectifs;
  • l’importance de plus en plus marquée donnée à la performance quantitative.

Les réponses fournies par les répondants suggèrent aussi une fragilisation des services offerts à la population au sein du réseau et laissent supposer une incidence sur la protection du public :

  • diminution du nombre de travailleurs sociaux dans les établissements;
  • perte de la qualité clinique du travail – tenir compte de la quantité aux dépens de la qualité;
  • recours plus grand à des techniciens en travail social (non encadrés par un ordre professionnel) au détriment des postes de professionnels en travail social;
  • augmentation de la charge de travail  des travailleurs sociaux → augmentation du risque d’erreurs;
  • perte de l’expertise professionnelle.

De nombreuses réponses ont révélé plusieurs facteurs liés aux conditions de pratique qui affectent de façon négative le travail des travailleurs sociaux dans le réseau :

  • manque de supervision et d’encadrement de la qualité de la pratique;
  • indicateurs de performance mal adaptés (non représentatifs du travail effectué);
  • pression pour gagner du temps / charge de travail accrue;
  • nombreuses exigences administratives imposées, ce qui demande beaucoup de temps;
  • manque de soutien dans le processus de changement en lien avec la transformation du réseau.

Un réseau de la santé et des services sociaux en grande mutation

Le réseau de la santé et des services sociaux est en grande mutation. Il n’en est pas à sa première restructuration. Toutefois, la transformation amorcée en avril 2015 avec le projet de loi 10 – Loi modifiant l’organisation et la gouvernance du réseau de la santé et des services sociaux notamment par l’abolition des agences régionales – accentue drastiquement les tendances qui se dégageaient depuis déjà plusieurs années, notamment en regard des services sociaux.

La nouvelle gestion publique et l’optimisation des soins et services

La Nouvelle gestion publique (NGP)[4] est au cœur des transformations du réseau, marquées par les mesures de performance, l’efficience et la gestion par résultats. Modèle inspiré de l’entreprise privée, il a été déployé au Québec à partir des années 1980, mais de manière plus structurée à travers la Loi sur l’administration publique de 2000 et actualisé par la réforme du RSSS de 2003.

Les efforts d’optimisation dans le RSSS sont intimement liés aux prémices de la Nouvelle gestion publique. Rappelons que les membres de l’Ordre ont interpellé leur instance professionnelle pour dénoncer l’impact de certains projets d’optimisation sur les pratiques professionnelles. À cet effet, une revue de littérature a été réalisée à l’Ordre, en voici les principaux constats : les moyens déployés pour optimiser les soins et services ont connu des ratées; des conditions de base sont nécessaires pour implanter des approches d’optimisation de type Lean, elles sont souvent absentes; l’optimisation dans les services sociaux présente des défis spécifiques, notamment à cause de la complexité des pratiques en présence[5].

De nombreux moyens sont encore déployés à ce jour pour favoriser l’optimisation dans le réseau et les défis rencontrés sur le terrain persistent. Notons d’ailleurs que l’optimisation se retrouve au sein même des objectifs de la Loi 10 : simplifier l’accès aux services, améliorer la qualité des soins et accroître l’efficience et l’efficacité du réseau.

L’effritement des services sociaux publics et leur médicalisation

Comme nous le faisions remarquer au Commissaire à la santé et au bien-être dans le cadre de la consultation sur le panier de services (OTSTCFQ, 2015), l’offre actuelle est davantage conçue autour des soins et services curatifs en santé, au détriment de la promotion de la santé et du bien-être et de la prévention ainsi que des services sociaux. Ainsi, les services sociaux font de plus en plus office de parent pauvre dans le tandem santé et services sociaux[6].

Dans les faits, l’effritement des services sociaux amorcé il y a plusieurs dizaines d’années est de plus en plus marqué (Grenier et Bourque, 2014; Protecteur du citoyen, 2014 et 2011). Au cours des dernières réformes, les services sociaux généraux ont été réduits significativement au profit de programmes spécifiques, spécialisés et parcellaires pour lesquels l’accès nécessite un diagnostic et des critères spécifiques (Grenier et Bourque, 2014). En effet, à travers les années, les services sociaux ont été orientés et déployés de plus en plus selon une logique médicocentriste, axée notamment sur le traitement curatif, sur la symptomatologie et sur la quantité de services rendus à la personne. Conséquemment, dans le domaine social, les services de crise sont privilégiés au détriment des services à plus long terme, qui ont des impacts sur les conditions sociales.

La réforme amorcée en 2015 semble accentuer cet effritement du social[7]. La fusion de plusieurs établissements voulait, entre autres, défaire les silos existants entre les services de première ligne et ceux de deuxième ligne. Cependant, dans certains milieux, il y a eu création de nouveaux silos verticaux, avec la mise en place de trajectoires de soins pour des problématiques très précises. De plus, l’intégration des services de deuxième ligne en première ligne et la mobilité accrue des professionnels annoncent une perte potentielle de l’expertise. Par exemple, la fusion des équipes jeunesse en CLSC avec celles des Centres jeunesse, pourrait impliquer l’effritement d’une approche préventive et communautaire historiquement déployée en CLSC. La dissolution des associations nationales pour soutenir le développement des pratiques dans des champs spécifiques participe à cette perte d’expertise.

L’effritement des services sociaux ou leur transformation constitue l’une des préoccupations les plus importantes de toutes celles relevées dans le cadre de la consultation du Commissaire sur le panier de services. Plus spécifiquement avec la réduction de budgets pour les programmes et services qui touchent directement les personnes les plus vulnérables ou encore avec la difficulté d’adapter l’offre de services sociaux à leurs besoins spécifiques. Pour certains programmes, l’allocation et la distribution des services se font en fonction de critères de gestion plutôt qu’en réponse aux besoins des personnes. Les répondants à la consultation du commissaire font consensus : ils insistent pour que les services sociaux répondent aux personnes ayant des problèmes psychosociaux et à celles dont l’état nécessite un suivi sur une base régulière pour favoriser leur fonctionnement et leur intégration sociale (ex. : les personnes ayant une déficience intellectuelle ou un trouble du spectre de l’autisme).

L’accès aux services sociaux

L’effritement graduel de l’offre publique de services en santé, et plus spécifiquement dans le domaine social, est connu[8]. D’ailleurs, la question de l’accès aux services a été omniprésente dans les propos citoyens recueillis par le Commissaire en 2016 : « Les difficultés illustrées portent sur l’accès sur le plan temporel (délais d’attente), géographique, économique, organisationnel et physique. » (p.77). De nombreux exemples ont été fournis : les services de soutien à domicile et les services préventifs pour les aînés; les ressources d’hébergement pour les personnes âgées en perte d’autonomie et celles ayant des troubles de santé mentale qui le requièrent; les services en santé mentale; les services d’adaptation et de réadaptation, etc.

On assiste d’année en année à un resserrement des critères pour accéder à certains services. Ou encore, les utilisateurs des services comme ceux du soutien à domicile voient leurs heures de services considérablement diminuées, alors que leurs besoins n’ont pas changé ou se sont intensifiés (Protecteur du citoyen, 2016)[9]. Le Commissaire dans son rapport rappelle qu’un des fondements du régime public québécois est le principe d’accessibilité et que celui-ci est solidement mis à l’épreuve. Le protecteur du citoyen (2016) renchérit en stipulant que la réforme actuelle du réseau, à cause d’une gestion déficiente de la transition, participe à réduire l’accès aux services.

Avec la restructuration en cours, incluant la délocalisation des travailleurs sociaux vers les GMF (groupes de médecine familiale), plusieurs questions demeurent en suspens. On se demande notamment comment les personnes pourront accéder aux services sociaux autrement qu’en étant malades? Sinon, combien de temps sur une liste d’attente devront-elles faire? Et à quels services sociaux auront-ils accès dans les centres hospitaliers (CH), dans les CLSC (Centres locaux de services communautaires), dans les CHSLD (centres d’hébergement en soins de longue durée) et dans les RI-RTF (ressources intermédiaires et de type familial)?