À l’automne 2014, à quelques semaines des travaux entourant le projet de loi 10, l’équipe du Bulletin invitait les travailleurs sociaux et les thérapeutes conjugaux et familiaux à s’imaginer ministre de la Santé et des Services sociaux et à formuler ce que seraient leurs priorités, leurs premières initiatives.
Stéphane Richard, relevait le défi en proposant une lettre (fictive) adressée au premier ministre du Québec.
Que ce soit pour vous inspirer, pour rompre avec le cynisme et le désenchantement, ou simplement pour revenir à l’essentiel, prenez quelques minutes pour la lire (ou la relire)!
Monsieur Philippe Couillard
Premier ministre du Québec
Édifice Honoré-Mercier
835, boulevard René-Lévesque Est
3e étage
Québec (Québec) G1A 1B4
Monsieur le Premier ministre,
Par la présente, je souhaite vous remercier pour la confiance que vous me témoignez en me confiant le ministère de la Santé et des Services sociaux. Vous êtes le seul premier ministre à avoir osé nommer un travailleur social à la tête de cet important ministère. Avec la façon que j’ai de voir le monde, les défis sociosanitaires et les solutions à déployer comme professionnel, qu’elles soient individuelles, communautaires, collectives ou étatiques, vous ne serez donc pas surpris de lire cette lettre.
Je vous écris aujourd’hui dans le cadre des travaux visant à modifier certains éléments de la Loi sur les services de santé et les services sociaux et qui seront présentés dans le Livre blanc1 à paraître prochainement, afin de vous présenter ce que seront mes priorités. Comme vous le constaterez, elles s’appuient principalement sur les recommandations du rapport final de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
J’observe, au sein du ministère que vous m’avez confié, une culture organisationnelle privilégiant une vision univoque de la santé. Comme je vous le disais lors du dernier conseil des ministres, il n’y a toujours pas de définition consensuelle de ce terme sur le plan scientifique. Dès lors, puisque la santé relève d’une « construction sociale qui varie dans l’espace et le temps »2, on peut convenir qu’aucune des grandes approches (modèle biomédical, modèle holistique, modèle du bien-être, modèle socio-environnemental) dominantes ne peut clamer avoir trouvé LA bonne façon de concevoir cette notion complexe qu’est la santé. C’est dans cet esprit que je décide de faire table rase des approches traditionnellement privilégiées et de mettre en place une nouvelle perspective pour réaliser mon mandat.
Plusieurs chercheurs et organisations proposent des définitions du concept de santé. Ces conceptions nous rappellent, chacune à leur manière, la lecture que nous devons faire de cette notion et la perspective dans laquelle il faut l’envisager. Voici certaines balises historiques et cadres idéologiques à partir desquels j’entends structurer l’organisation de la santé et des services sociaux :
Un état individuel devenu collectif
En 1946, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dans le préambule de sa Constitution (adoptée lors de la conférence internationale de la santé) définit la santé comme étant un « état de complet bien-être physique, mental et social, ne consistant pas seulement en une absence de maladie ou d’incapacité ».
Une ressource
Selon Hachimi Sanni Yaya, professeur agrégé d’économie et de santé internationale à l’École interdisciplinaire des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa, « la santé serait une ressource de la vie quotidienne qui permet, d’une part, de réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins, d’autre part, d’évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci »3.
Un droit humain fondamental
Les textes fondateurs sur la santé, la Déclaration d’Alma-Ata (1978), la Charte d’Ottawa (1986) et la Déclaration de Jakarta (1997) rappellent que « le droit fondamental de l’être humain d’être en santé repose sur un objectif social mondial qui requiert une participation active de chaque individu et de tous les secteurs socioéconomiques »4.
Des conditions et une qualité de vie qui favorisent ou nuisent à la santé, et ceux qui en sont responsables
Yaya précise également les conditions nécessaires à la santé : « une situation de paix, avoir accès à un abri, de la nourriture et un revenu. À ces conditions s’ajoutent […] l’éducation, la sécurité sociale, les relations sociales, la responsabilisation des femmes, un écosystème stable, une utilisation durable des ressources, la justice sociale, le respect des droits de l’homme, et l’équité »5.
Juha Mikkonen et Dennis Raphael, de l’École de gestion et de politique de la santé de l’Université York, identifient à leur tour différents déterminants socioéconomiques : « la répartition du revenu et de la richesse, du fait de détenir un emploi ou non et, dans l’affirmative, des conditions de travail en place ». Ils ajoutent à cette liste « les services sociaux et de santé qu’ils reçoivent et, entre autres, leur accès à une éducation, à une nourriture et à un logement de qualité, […] la qualité des collectivités, sur les conditions de logement […] sur le milieu de travail, sur les agences de santé et de services sociaux ainsi que sur les établissements scolaires qui font partie du cadre de vie de chacun »6.
On s’en rend compte, la qualité des conditions de vie est déterminante pour la santé. Celle-ci, faut-il le rappeler, repose essentiellement sur « les décisions prises par les gouvernements dans une foule de domaines d’intérêt public. Les gouvernements de tous les niveaux mettent en place des politiques, des lois et des règlements qui ont un impact sur le niveau de revenu de la population, que ce soit en termes de rémunération, de prestations familiales ou d’assistance sociale, d’accès à un logement abordable et de qualité, du type de services sociaux et de santé et des possibilités récréatives disponibles, voire même de ce qui arrive lorsque des individus perdent leur emploi en période de ralentissement économique »7.
Des inégalités sociales de santé qu’on ne peut ignorer
L’Institut national sur la Santé publique du Québec identifie les inégalités sociales de la santé comme étant : « les mécanismes par lesquels le social se transcrit dans le biologique ou, dit autrement, comment « le social passe sous la peau »8.
Le rôle des communautés et leur développement
Comme le font valoir Denis Bourque et Louis Favreau, le développement des communautés peut fortement contribuer à l’amélioration de la santé et du bien-être des collectivités : « on fait ici référence à un processus de coopération volontaire, d’entraide et de construction de liens sociaux entre les résidents et les institutions d’un milieu local, visant l’amélioration des conditions de vie sur les plans physique, social et économique. Le développement des communautés s’exerce sur un territoire précis tel un quartier ou un village9 […] Il implique également la participation sociale, mais en ciblant la capacité d’une communauté locale d’agir sur sa réalité et de prendre en charge son développement avec comme conséquence positive d’améliorer sa santé et son bien-être. En fait, le développement des communautés est un indicateur de santé en lui-même, car la santé est le corollaire de la mobilisation active des communautés »10.
En somme, la santé renvoie à un état à la fois individuel et collectif, à une ressource, une réalité tributaire des conditions de vie, à des activités d’intervention comme le développement des communautés.
La santé : une réalité complexe et dynamique
Puisque la dimension sociale influence la capacité de réalisation de la santé individuelle, collective, économique, politique et environnementale, la santé ne peut se concevoir selon une vision unique. En cela, Yaya rappelle avec pertinence que la santé : « comporte un caractère dynamique, mêlant de façon interdépendante les dimensions individuelle et collective. Il apparaît très clairement que certains déterminants tirent leur origine dans la génétique et les décisions que prennent les individus. Par ailleurs, les modèles et les styles de vie d’une société influent sur les expectatives et les décisions individuelles. Mais la santé transcende l’individu et se réalise ou se matérialise au sein de son environnement familial, social, professionnel et culturel. Au cours des dernières années, un consensus s’est presque établi quant à l’existence et la force des déterminants sociaux de la santé »11.
Des actions ministérielles élaborées selon trois principales recommandations
La santé, tout comme ce qui l’assure ou non au sein de la société, repose grandement sur l’interaction constante entre les individus et leur environnement social, économique et politique. C’est pourquoi le Livre blanc, sur lequel nous travaillons, mes collègues ministres et moi, propose des actions ministérielles audacieuses qui visent les déterminants sociaux de la santé, mettant de l’avant trois principales recommandations (issues du rapport final de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS) :
- améliorer les conditions de vie;
- lutter contre les inégalités dans la répartition du pouvoir, de l’argent et des ressources;
- mesurer le problème, évaluer l’action, rehausser la base de connaissances, développer une main-d’œuvre ayant reçu une formation sur les déterminants sociaux de la santé et sensibiliser la population à ce concept12.
En cohérence avec les valeurs québécoises
Parce que le Québec est avant-gardiste grâce à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale, à son adhésion au Pacte international des droits sociaux, économiques et culturels et qu’il est le seul État nord-américain établissant dans un document légal comme la Charte québécoise des droits et libertés que la condition sociale peut être matière à discrimination, il importe de poursuivre l’innovation sociosanitaire. Plusieurs de mes collègues des autres provinces s’inspirent de nos actions qui visent à s’adresser au gradient socioéconomique de santé.
Parce les injustices tuent à grande échelle
Qu’il s’agisse des travaux de l’Assemblée générale des Nations Unies de 1990 et liés à la justice sociale, de la Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social (produite par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU), de la Commission des déterminants sociaux de la santé de l’OMS, des textes fondateurs sur la santé comme la Déclaration d’Alma-Ata (1978), la Charte d’Ottawa (1986), la Déclaration de Jakarta (1997), il est maintenant reconnu que les injustices sociales « tuent à grande échelle »13, voire, que l’association « de principes, de politiques et de mesures économiques peu judicieuses est responsable dans une large mesure du fait qu’une majorité de l’humanité ne bénéficie pas du niveau de santé qui est biologiquement possible »14.
En somme, m’inspirant des dires du Directeur général de l’OSM de l’époque, le Dr Margaret Chan, si on conclut que l’enjeu des inégalités sociosanitaires demeure une question de vie ou de mort15, je crois qu’il faut s’y attaquer avec sérieux dans les modifications actuelles à la Lois sur les services de santé et des services sociaux. Le Livre blanc que mon ministère est à quelques jours de publier, prouvera hors de tout doute que le ministère de la Santé et des Services sociaux s’active comme jamais auparavant pour faire des déterminants sociaux un angle d’analyse et d’intervention capable de garantir le développement optimal des individus dans une société juste.
Merci encore de m’offrir cette merveilleuse opportunité de réaliser cette mission qui est celle du ministère de la Santé et des Services sociaux et, par cette révolution, de faire de l’État un partenaire à part entière du mieux-vivre de tous.
Stéphane Richard, T.S.
Ministre de la Santé et des services sociaux