Comment se porte le travail social?
Par Geneviève Cloutier, T.S., courtière de connaissances à l’OTSTCFQ | Publié le 12 février 2018
Le travail social est présent partout dans le monde. Certes, sa pratique varie, tout autant que les contextes dans lesquels il évolue. Des auteurs inspirants se sont affairés à dresser le bilan des accomplissements du travail social, à dégager de grands constats, à relever les principaux défis et à proposer des pistes pour l’avenir[i].
Les réalisations du travail social : une contribution en évolution
Le travail social a influencé de nombreuses sphères de la société, la compréhension des réalités et problématiques sociales, les pratiques et les politiques qui en résultent. À titre d’exemple, l’American Academy of Social Work & Social Welfare (AASWSW) a publié en 2013 une revue des accomplissements en travail social aux États-Unis depuis la fin du 19e siècle, rappelant d’abord les bases de la pratique et de la recherche dans le domaine. Les auteurs ont illustré les accomplissements pour une vingtaine d’enjeux sociaux, en spécifiant les espaces d’influence et en les illustrant par des exemples concrets de travailleuses sociales et de travailleurs sociaux qui ont contribué à l’avancement d’un sujet, à travers le temps.
D’autres auteurs ont, par leur réflexion, mis en lumière les défis du passé qui, en quelque sorte, viennent parfois hanter le travail social. Par exemple, Dominelli (2017) évoque la lutte contre la pauvreté et contre les comportements délinquants (juvéniles et adultes) ainsi que la prévention de la violence envers les enfants, qui sont des domaines investis par le travail social, mais pour lesquels un grand travail reste à faire. À ces défis s’ajoutent les nouvelles réalités sociales, souvent liées au phénomène de la globalisation, comme le trafic de personnes, les enjeux environnementaux, les changements climatiques et les désastres, l’indigénisation[ii], la diversité culturelle et sexuelle, le fanatisme religieux et politique, etc. (Dominelli 2017; 2010).
Les travailleurs sociaux sont d’ores et déjà interpellés et impliqués auprès des populations qui vivent ces réalités, en plus de continuer de s’investir dans les champs d’activités plus traditionnels. Mais où et comment s’actualisent ces pratiques en transformation? Quelles en sont les assises? Sur quelles connaissances se basent-elles? Dans quels contextes se réalisent-elles?
La relation d’aide soumise à une forte pression
Avec la construction d’une base de connaissances en travail social dans les années 1960, la spécificité de ce champ d’action a été définie. De ce fait, la relation d’aide est précisée. Une place centrale est accordée aux personnes en intervention par une reconnaissance de leur apport au processus et par une mise à contribution de leurs forces spécifiques, pour leur bien-être et pour celui de la communauté. La personne[iii] est considérée capable de changer, d’évoluer selon ses besoins et ses aspirations, ainsi que d’influencer et d’agir sur son environnement en lien avec ses droits fondamentaux (OTSTCFQ, 2013). Une alliance collaborative est développée, incluant empathie, réceptivité, compréhension, engagement et mobilisation (OTSTCFQ, 2012). Les notions d’autodétermination et d’empowerment sont alors au cœur de la relation d’aide. L’évaluation et l’intervention se font dans une perspective d’interaction entre la personne[iv] et son environnement, en intégrant une réflexion critique des aspects sociaux qui influencent les situations et les problèmes vécus. L’environnement immédiat et le contexte social sont alors au cœur de la compréhension des réalités singulières des personnes (OTSTCFQ, 2013).
Toutefois, actuellement, certaines tendances fortes s’imposent. D’abord, l’approche centrée sur le patient qui est présentement mise de l’avant dans le monde médical, vient moduler la relation aidant-aidé en travail social. Cette approche, qui se fonde sur la personnalisation des soins, le développement et le renforcement des compétences du patient et sur une continuité des soins dans le temps (Haute Autorité de Santé, 2015) évoque aussi une responsabilisation accrue des personnes face à leurs problèmes, sans que le contexte soit nécessairement pris en compte. En travail social, on assiste à la naissance d’ « approches utilisateurs centrées sur le service » selon lesquelles les personnes qui utilisent les services sont perçues comme des clients et leur rôle, pour déterminer les ressources et les interventions à mettre en place, se transforme en conséquence (Gray et Webb, 2010). Puis, on constate une individualisation des problèmes sociaux. Ceux-ci sont définis sous des angles individuels et psychologiques, sans vraiment tenir compte des dimensions sociales et politiques. Conséquemment, en intervention, l’emphase est souvent mise sur le changement de traits de personnalité (Fook, 2016), au détriment des autres leviers de l’intervention sociale comme la défense de droits ou encore les actions sur les déterminants sociaux du bien-être.
Les avancées en ce qui concerne les nouvelles technologies ont aussi un impact sur le travail social, comme l’exposent Gray et Webbs (2010) ainsi que Fook (2016). L’accès peut être amélioré, le partage d’expertise peut être facilité et les moyens de communiquer sont transformés. Certaines utilisations ont peine à respecter les fondements du travail social. La manifestation la plus flagrante est la simplification à outrance des problèmes de nature complexe à l’aide de catégorisations, de menus déroulants. Les défis et contraintes liés aux évaluations électroniques, l’allocation de services en fonction d’un algorithme informatisé en sont d’autres exemples. Il en résulte souvent un style de pratique dans le réseau public plutôt légal, formel, procédural qui s’éloigne d’une réponse aux besoins exprimés. Alors que les outils devraient soutenir l’intervention, c’est plutôt cette dernière qui se modifie en fonction des outils.
Tenant compte de la transformation de la relation d’aide en travail social et de l’influence des avancées technologiques, est-ce qu’une évolution des façons de penser et de faire le travail social est souhaitable, nécessaire, incontournable?
Les connaissances produites et celles considérées
Il est reconnu que le travail social s’est abreuvé de théories provenant de différents champs comme l’économie, la politique, la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, etc. En complément, les actrices et acteurs du domaine se sont activés pour façonner une base de connaissances, des théories et des méthodes de pratique propres au travail social (Gray et Webbs, 2010). Toutefois, des doutes persistent quant à son statut tant pour le volet académique que pour les pratiques sur le terrain, et ce, malgré les efforts pour améliorer la recherche, sur une base nationale et internationale (Dominelli, 2017).
Il existe aussi un débat sur la place des données probantes et des données empiriques dans la pratique en travail social. Certains auteurs se sont affairés à développer différents modèles pour appuyer les décisions en intervention sociale sur des bases solides tout en tenant compte de sa spécificité (Dill et Shera, 2012; Gambrill, 2010; Gray et Schubert, 2012). À titre d’exemple, les données de recherches qualitatives tout autant que les données quantitatives ou les essais cliniques; l’expertise des intervenants ainsi que la parole des personnes qui font l’objet d’une intervention à l’étude; l’environnement de pratique, les circonstances et les ressources disponibles sont autant de facteurs qui peuvent être pris en compte pour développer un guide de pratique clinique.
La réflexion se poursuit. Elle pourrait s’articuler autour de deux questions proposées par Fook (2016) : Quels types de savoirs vont à la fois légitimer le travail social et permettre de rejoindre les groupes exclus? Comment les connaissances produites devraient être communiquées de manière optimale pour rejoindre tout autant les chercheurs, les formateurs, les praticiens, les personnes qui reçoivent les services, les décideurs et tous les autres acteurs du social?
8 constats, de nombreuses conséquences
Le contexte actuel d’austérité, incluant la nouvelle gestion publique, est fortement répandu. Aussi, on observe une transformation des services sociaux étatiques dans une majorité de pays occidentaux (Fook, 2016; Dominelli, 2010) :
- un effondrement ou une grande transformation des états-providence;
- une diminution des dépenses publiques, donc une augmentation des inégalités;
- une privatisation des services;
- un contrôle managérial de la force de travail;
-
une augmentation des mécanismes de contrôle pour protéger les établissements des allégations de mauvaise utilisation des ressources;
-
une dévaluation des connaissances et des compétences professionnelles;
-
une déprofessionnalisation des emplois ou une technicisation de ceux-ci;
-
des pressions en faveur de l’adoption de pratiques universellement applicables.
Cette réalité questionne l’engagement de l’État envers le bien-être social et conséquemment le rôle du travail social au sein de la société. Le contexte influence aussi les conditions de pratique.
Ainsi, les professionnels sont de plus en plus appelés à rendre des comptes à l’employeur, les processus de décision menant à une intervention doivent être documentés et les actions basées sur des évidences. La place que peut prendre le jugement professionnel est parfois questionnée. Les exigences concernant les compétences des professionnels sont aussi en mutation. Plutôt que de développer des compétences et éventuellement une expertise en fonction d’un contexte précis de travail, d’une problématique spécifique ou d’une population-cible, les intervenants doivent de plus en plus être capables de transférer les compétences acquises pour les appliquer dans différents contextes. Rosenthal Gelman et Gonzalez (2015) notent une dégradation des connaissances, des valeurs, des compétences et ce dans plusieurs aspects de la profession, surtout en regard du travail social clinique. Des pistes d’explications sont avancées dont la difficulté d’accéder à de la supervision et le fait que les professeurs en formation initiale soient moins exposés aux savoirs cliniques, la recherche étant de plus en plus privilégiée.
À cela s’ajoute une difficulté du travail interprofessionnel due en partie à une redéfinition de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux, à un manque de crédibilité et à une diminution de l’autonomie professionnelle. Dominelli (2017) évoque plusieurs éléments pour illustrer les changements contextuels en cours : la question des frontières poreuses du champ d’exercice et les changements juridiques qui impliquent des pertes d’activités; l’abandon de la mission sociale de la profession dans certains cas, ou le travail social relationnel miné dans d’autres cas.
Une occasion de réaffirmer le travail social
Le tableau peut sembler un peu sombre. Il faut toutefois se rappeler que l’histoire du travail social est marquée par les changements et l’adaptation. La profession peut résister aux pressions et maintenir sa vigueur si elle demeure fidèle à ses valeurs et ses principes fondamentaux :
- les déterminants multiples du bien-être;
- une approche bio-psycho-sociale;
- les perspectives personne/environnement, écosystémique et structurelle;
- l’emphase sur la justice sociale, incluant cette volonté de représenter les intérêts et les perspectives des personnes exclues.
Comme le rappelait Lecomte à l’aube d’un nouveau millénaire : « le travail social est une profession tiraillée par des débats continuels à propos de ses fondements et de sa mission, mais ce tiraillement constitue sa force et son dynamisme » (p.26). À l’instar de Fook (2017) qui propose des questions inspirantes, pourquoi ne pas provoquer une lueur d’optimisme en stipulant que le travail social peut encore faire une différence dans la vie des personnes, des groupes, des communautés et dans la société. Peut-on s’appuyer sur nos théories et nos idéaux pour redéfinir ou repenser nos pratiques en dépit du contexte actuel? Y a-t-il possibilité de s’engager dans des pratiques sociales qui permettent aux personnes de participer tout en créant plus d’environnements sociaux inclusifs et soutenants? Quelles formes peuvent prendre ces pratiques et dans quels contextes?
Le travail social dans tous ses états se veut un espace d’échange et de collaboration. L’ensemble des dossiers qui vous seront présentés tentera de répondre aux questions soulevées, alimentera vos réflexions et vous offrira des outils, des perspectives, des méthodes et beaucoup d’inspiration! Pour le prochain dossier, portant sur l’état du travail social au Québec, vous serez appelés à réfléchir aux différentes formes que prend la contribution du travail social, à partir de vos connaissances de la pratique, de la formation ou de la recherche.
Références
Dill, K. et Shera, W. (2012). Implementing Evidence-informed Practice: International Perspectives. Toronto, Canadian’s Scholars’ Press.
Dominelli, L. (2017). Green Social Work. From Environmental Crises to Environmental Justice. Malden, MA : Polity Press.
Dominelli, L. (2010), Social Work in a Globalizing World. Cambridge: Polity Press
Fook, J. (2016). Social Work. A Critical Approach to Practice. Third Edition. Sage.
Gray, M. et Schubert, L. (2012). Sustainable social work: Modelling knowledge production, transfer and evidence-based practice. International Journal of Social Welfare, 21(2), 203-214.
Gray, M. and Webb, S. eds (2010). International Social Work. Volume IV: Future Challenges, London : Sage Library of Social Welfare.
Haute Autorité de Santé (HAS) (2015). Démarche centrée sur le patient.
Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec (2013). L’intervention sociale individuelle en santé mentale dans une perspective professionnelle. Énoncé de position. Montréal: OTSTCFQ.
Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec – OTSTCFQ (2012). Référentiel d’activité professionnelle lié à la profession de travailleur social. Montréal : OTSTCFQ.
Rosenthal Gelman, C. et M.J. Gonzalez (2015). Epilogue: Clinical Social Work Practice – Past, present, and future, Clinical Social Work Journal, 43 :334-336.
[i] Ce texte regroupe des perspectives occidentales du travail social.
[ii] Idée de convenir à une culture locale, en particulier par une plus forte présence des personnes autochtones dans l’administration, l’emploi, etc. ou par la transformation de certains services.
[iii] La personne réfère ici à un individu, une famille, un groupe ou une communauté.
[iv] idem