Un effort social à intensifier

Photo : meunierd / Shutterstock.com

« La pauvreté est affaire de politiques publiques »

Dennis Raphaël

Le professeur Robert Mayer[1] appelait « effort social » l’ensemble des initiatives prises par une société pour tenter de résoudre les problèmes sociaux, et il rappelait souvent que le phénomène qui s’est imposé au fil des siècles comme «problème social» est la pauvreté. C’est d’ailleurs dans une volonté d’agir pour atténuer ou éradiquer la pauvreté que s’est constitué le travail social contemporain au tournant du 20e siècle à partir des courants du casework et des résidences sociales qui ont donné lieu respectivement à l’intervention individuelle et à l’intervention collective. Pionnière du travail social dans le milieu francophone au Québec, Marie Gérin-Lajoie s’inspira à la fois de l’un et de l’autre en mettant l’accent sur l’amélioration des conditions de vie! Comme aujourd’hui, le travail social fut influencé autrefois par des modèles théoriques et méthodologiques qui réfèrent à des visions différentes de la pauvreté et de l’exclusion ainsi que des actions à mener.

Au plan social, constatant à la suite de la grande crise économique de 1929 que les facteurs structurels, plutôt que personnels, sont prédominants dans les situations de pauvreté des individus et des collectivités, les sociétés occidentales ont progressivement mis en place des services d’aide directs, mais également une panoplie de politiques publiques destinées à avoir un effet plus structurant. Sous l’impulsion du mouvement des droits humains prenant forme dans l’après-guerre qui a énoncé notamment le droit international à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille[2], plusieurs États ont créé différentes formes de sécurité du revenu. Ainsi a-t-on vu apparaître progressivement au Québec une kyrielle de législations sociales et de programmes sociaux innovants, notamment au cours des années 1960 et 1970.

La Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale et ses suites

Plus récemment, les discussions et les interventions en matière de lutte à la pauvreté et d’exclusion sociale ont été marquées par l’adoption en 2002 de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Répondant aux pressions et propositions d’un mouvement citoyen, cette loi a fourni un cadre de référence pour l’action à l’ensemble de la société québécoise, dont les travailleurs sociaux. L’OTSTCFQ s’est d’ailleurs investi dans ce mouvement en vertu de son rôle sociétal et sur la base des valeurs axées sur la promotion des droits humains et de la justice sociale qui fondent la profession de travailleur social. Il s’est notamment associé au Collectif pour un Québec sans pauvreté et a réalisé diverses interventions publiques de même qu’auprès de l’État afin de soutenir l’actualisation de mesures cohérentes avec la Loi et l’esprit qui a présidé à son élaboration[3].

Les bilans qui sont faits actuellement de la mise en œuvre de cette Loi sont mitigés. Force est de reconnaître certaines avancées, mais aussi qu’un chantier d’actions à réaliser demeure pour mieux avancer vers un Québec sans pauvreté et, comme l’énonce Vivian Labrie, «riche pour tout le monde et riche de tout son monde». Malgré l’enrichissement sans précédent de nos sociétés, on observe que les inégalités ne cessent de s’accentuer dans la plupart des pays occidentaux depuis la fin des Trente glorieuses, notamment au Québec malgré sa réputation de politiques sociales plus progressistes. Avec la montée du néolibéralisme qui marque idéologiquement nos sociétés de manière aiguë depuis les années 1980, les progrès sociaux du passé sont fragilisés et les défis à relever au cours des prochaines années sont majeurs.

Une responsabilité éthique

La pauvreté constitue une entrave majeure à la capacité des personnes de pourvoir à leurs besoins et à accomplir leurs rôles sociaux selon leurs aspirations, ainsi qu’un obstacle à la cohésion sociale. Comme travailleurs sociaux, nous avons une responsabilité éthique particulière de participer à l’effort social de lutte à la pauvreté et à l’exclusion sociale à travers nos interventions et en tant que citoyens. D’où l’importance de se questionner sans cesse sur la nature, la portée et la finalité de nos actions. Celles-ci soutiennent-elles, au-delà de nos intentions, l’émancipation des personnes ainsi que l’établissement d’une plus grande justice sociale? Il nous revient en effet de développer des interventions auprès des personnes et des communautés fondées sur une conscience claire des causes structurelles de la pauvreté et prenant en compte les déterminants sociaux, à l’encontre d’une vision qui fait porter aux individus la responsabilité de leur situation sociale, qui moralise, voire qui s’affaire à modeler les comportements selon les normes sociales dominantes; des interventions individuelles, familiales, de groupe et collectives exemptes de préjugés non maîtrisés, et réalisées dans une perspective de plus grande égalité et de véritable solidarité sociale.

De plus il n’est pas inutile de rappeler que « la pratique du travail social comporte l’analyse et la formulation de politiques publiques ainsi que des interventions politiques »[4]. Or comme travailleurs sociaux, ne sommes-nous pas appelés à nous intéresser davantage aux politiques publiques, aux structures organisationnelles et aux diverses formes institutionnelles susceptibles de contribuer à ces efforts de lutte à la pauvreté et d’exclusion sociale? À nous inscrire davantage dans une réflexion critique de nos institutions sociales et économiques à la lumière des valeurs et principes qui nourrissent le travail social en dialogue avec les différentes composantes de la société civile et, au premier chef, avec les personnes en situation de pauvreté elles-mêmes et avec les groupes qui les représentent? Et enfin à nous impliquer davantage dans des actions politiques au sens large qui nous apparaîtront appropriées dans le futur?

La discussion est ouverte, et ce dossier veut contribuer à l’alimenter. Il a été élaboré avec l’objectif de proposer un cadre de référence assez large, qui puisse inspirer nos analyses, nos stratégies ainsi que nos actions individuelles et collectives en matière de lutte à la pauvreté et d’exclusion sociale. C’est dans cette perspective que nous avons sollicité la contribution de Vivian Labrie pour le constituer. Chercheure autonome, madame Labrie est une intellectuelle et militante politique ayant consacré l’essentiel de sa carrière à la défense des droits des moins nantis et à la promotion des valeurs de justice et d’équité sociales. Elle est également reconnue comme l’instigatrice avec d’autres du mouvement de co-construction de la proposition de loi citoyenne ayant conduit à la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale. L’année dernière, l’OTSTCFQ lui décernait d’ailleurs pour ces raisons la distinction Membre Honoraire 2017[5].

Nous la remercions de cette contribution exceptionnelle et nous espérons que ce dossier saura vous plaire et vous inspirer. Bonne lecture!

Alain Hébert, T.S. M.Sc.
Chargé d’affaires professionnelles
OTSTCFQ

 


[1] Professeur à l’École de travail social de l’Université de Montréal jusqu’en 2003. Voir son livre Évolution des pratiques en service social, Gaëtan Morin éditeur, 2002, p. 47ss.

[2] Déclaration universelle des droits de l’homme, article 25.

[3] Voir en annexe une liste sommaire des interventions publiques de l’Ordre à ce sujet depuis les quinze dernières années.

[4] Dans un commentaire de l’ancienne définition de la FITS (2014), cité par N. Brodeur dans J.-P. Deslauriers et D. Turcotte (dirs) (2015). Introduction au travail social, 3e édition, p. 224.

[5] OTSTCFQ (2018). Rapport annuel 2017-2018, p. 11.

 

Principaux mémoires, prises de position, communiqués et interventions publiques de l’Ordre en matière de lutte à la pauvreté et d’exclusion sociale ces dernières années

 

4 août 2016
Lettre d’appui au projet Genèse

2 juin 2016
Communiqué – L’OTSTCFQ réclame le retrait du projet de loi 70

25 février 2016
Communiqué – Le gouvernement ignore les impacts catastrophiques que cache le projet de Loi 70 sur la formation et l’emploi des personnes assistées sociales: L’OTSTCFQ réclame son retrait au nom de la dignité humaine

12 février 2016
Mémoire – Consultation publique Solidarité et inclusion sociale. Vers un troisième plan d’action gouvernemental

Janvier 2016
Mémoire – Projet de loi 70. Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi

14 avril 2015
Communiqué – Actualisation du règlement sur l’aide financière de dernier recours. À quand les mesures visant l’équité sociale?

13 mars 2015
Lettre au ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, M. Sam Hamad

5 mars 2013
Lettre du président, Claude Leblond, à Mme Pauline Marois, première ministre du Québec, concernant le projet de coupes à l’aide sociale, dans le cadre du 10e anniversaire de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale

21 février 2011
Lettre du président de l’OTSTCFQ, Claude Leblond, T.S., au ministre du Revenu concernant l’obligation  de recourir au dépôt direct pour le paiement des crédits d’impôt

8 juin 2010
Réaction de l’OTSTCFQ au Plan d’action gouvernemental pour la solidarité et l’inclusion sociale

15 juin 2009
Les Rendez-vous de la solidarité 2009. Vers un deuxième Plan d’action gouvernemental en matière de lutte à la pauvreté et l’exclusion sociale. Notes du président de l’OTSTCFQ.

14 mai 2009
Dépôt à l’Assemblée nationale de la pétition MISSION COLLECTIVE : bâtir un Québec sans pauvreté. L’Ordre professionnel des travailleurs sociaux du Québec participe à l’opération.

24 novembre 2008
Élections québécoises 2008. Lutter contre la pauvreté pour sortir de la crise.

13 mars 2008
Budget du Québec 2008-2009 : Une invitation à sortir de la pauvreté, mais rient pour y arriver.

16 septembre 2004
Mémoire – Projet de loi no 57, Loi sur l’aide aux personnes et aux familles.

 

◀ Section précédente Section suivante ►

 

Partager