Dossier spécial

La réforme à l'examen

Éloge de la différence ou le regard de la Méduse


Par

Michel Foucault, dans «Histoire de la folie à l’âge classique» (1972), montre qu’après l’ère des léproseries (lieu ou étaient enfermées les personnes  souffrant de la lèpre NDLR) en France, il y a eu le temps du «grand renfermement» de ceux qu’on ne voulait pas voir, «des fous, des marginaux, des insensés». Maintenant, nous vivons une autre réalité, mais n’est-elle pas de la même substance? Au moment où l’on parle plus que jamais d’intégration, d’insertion sociale, d’autodétermination, le péril est-il toujours en la demeure? Est-il possible que nous assistions, en même temps, à la réminiscence de ce renfermement? Non plus celui qui mène aux institutions, mais celui qui consiste à offrir une participation éphémère, insuffisante pour favoriser une réelle présence sociale de l’autre.

Je suis travailleur social dans le programme DI-TSA-DP (déficience intellectuelle-troubles du spectre de l’autisme-déficiences physiques) auprès de la population adolescente et adulte. Le titre de mon article m’a été inspiré par le livre d’Albert Jacquard, «Éloge de la différence» (1978).

Regard à la différence: où en sommes-nous?

Quotidiennement, je découvre que cet éloge de la différence a eu peu ou pas assez d’écho et que le chemin à parcourir reste immense. Si l’on juge la solidité d’une chaîne par la résistance de son maillon le plus fragile, est-ce que nos efforts suffisent à rendre plus forts les plus vulnérables de notre société civile pour ceux et celles qui réclament une participation sociale qui s’inscrit dans le réel et non pas uniquement dans le discours? Et il ne s’agit pas ici uniquement d’une question monétaire bien que j’aurai l’audace de rêver à des ressources plus importantes. La prévalence de l’autisme double tous les 4 ans au Québec et c’est maintenant un enfant sur 68 qui est diagnostiqué. La réflexion sur les ressources pour apporter du soutien aux familles, aux organismes et aux intervenants qui agissent en première ligne et la nécessité d’établir de nouveaux partenariats est à poursuivre, car on ne peut rester muet devant la souffrance à laquelle ils sont confrontés.

La question des ressources financières n’explique pas tout. Il y a les structures. Des structures tellement rigides, trop peu adaptées aux réalités des personnes et des familles. La convivialité et l’empathie peinent à y trouver leur place. Je constate cette rigidité qui s’autostimule où un simple changement d’adresse exige de la ténacité. La bureaucratie existe, parce qu’elle s’est révélée une invention utile et nécessaire dans une logique de justice plus égalitaire, où chacun aurait sa chance. Cependant, elle possède aussi un visage obscur, une excroissance lorsque la règle prime sur le droit et la nécessité et qu’elle prend toute la place. Elle atteint parfois un tel niveau de développement qu’elle risque de négliger sa mission première en perdant «son cœur conscient, son cœur intelligent». Je rêve de structures plus adaptées, plus humanistes, ayant la capacité de mieux comprendre l’autre, mais aussi mon semblable dans ses besoins, qu’il soit autiste, déficient intellectuel ou ayant des limites physiques.

Au-delà des ressources et des structures, il y a le regard sur l’autre, celui des spécialistes, des agences gouvernementales, des institutions financières ou du passant, le regard de nous tous. Le premier geste pour favoriser l’inclusion, au-delà des programmes d’insertion, qui sont à réinventer, et des droits à reconnaître, vise a priori à voir l’autre d’une façon positive, car il pourra y trouver une valorisation. Les personnes que nous aidons ont besoin d’être reconnues, d’être entendues. Trop souvent, on parle pour eux ou on ne les écoute pas, on ne les écoute plus et on leur porte un regard inquisiteur afin de mieux fermer les yeux. En tant que travailleur social, j’interviens pour que cesse le regard de la Méduse.

Un labyrinthe dissuasif

De plus en plus, spécialiste des réalités complexes et du procédural, j’accompagne les personnes dans le labyrinthe bureaucratique pour qu’elles puissent accroître leur participation sociale, principalement par des programmes de la sécurité du revenu (ex.: PAAS-Action), des centres de réadaptation (CRDI-TED: atelier, plateau de travail, stage et sociocom), des organismes voués à l’alphabétisation et des activités offertes par le secteur communautaire. Face à la rareté des ressources, aux contraintes de l’accès, au temps d’attente, à la longévité variable des programmes, les stratégies intégratives mixtes et multiples génèrent une structure sans cesse à réinventer. Or, il faut constater que ce «toujours à recommencer» précipite les personnes et leurs familles dans une précarité, non plus seulement économique, mais émotionnelle et anxiogène en sachant que les acquis du «maintenant» relève d’un provisoire dont l’existence est de plus en plus brève. Angoisse qui se transforme parfois en résignation si l’offre de services présentée ne se limite qu’à quelques heures d’activités par semaine (ex.: 4 heures) ou a une durée de vie d’une seule année.

Face aux ressources limitées, à l’adversité récurrente et aux effets secondaires liés au phénomène bureaucratique, à l’incompréhension et à la méconnaissance, au jugement et au rejet, à la négation de l’autre, «les seules résistances sont dans les forces de coopération, communication, compréhension, amitié, communauté, amour à condition qu’elles soient accompagnées de perspicacité et d’intelligence» (Edgar Morin, «La cruauté du monde dans le XXIe siècle a commencé», 1995).

Éloge de la différence, éloge de l’autre intelligence pour mieux savoir vivre ensemble, pour une réinvention du regard sur l’autre, pour l’avènement d’une bureaucratie davantage participative et visionnaire, pour une inclusion sociale plus durable que le vol d’un papillon de nuit.