
Je pratique mon métier de travailleur social dans un programme dont on parle peu, la DI-TED (déficience intellectuelle et troubles envahissants du développement). Différents champs de connaissances et langages s’y rencontrent. Le savoir-dire et le savoir-écrire y sont fondamentaux, d’autant plus que nous intervenons auprès de personnes qui n’ont souvent pas la parole, tant au sens propre que figuré. Les réalités DI-TED sont souvent accompagnées de comorbidité : problèmes de santé multiples, problèmes de santé mentale et, de plus en plus, de précarité économique dans un contexte de rareté des ressources. J’ai rapidement découvert face à cette complexité, la vulnérabilité des personnes que nous devons aider, leurs difficultés à demander des services essentiels à leur santé, parce qu’ils ne possédaient pas les mots pour le dire et la légitimité requise pour se faire entendre. Je suis de plus en plus dans la nécessité de parler pour ceux qu’on n’écoute pas, qu’on n’écoute plus.
Bourdieu et les inégalités sociales
Bourdieu, dans « Ce que parler veut dire », a montré précisément que les mots exprimés par un médecin ou par un ouvrier, encore seraient-ils identiques, ne possèdent pas la même valeur, la même puissance symbolique. Cette valeur étant déterminée par l’appartenance à un statut social. Les échanges langagiers n’étant pas que des actes de communication, mais essentiellement des rapports de pouvoir. La première étape, lorsqu’on intervient sur les déterminants sociaux de la santé, c’est de prendre acte que lorsque la parole d’un individu n’est pas reconnue, mise en valeur, c’est comme si cette personne n’existait plus; elle subit l’isolement social.
Dans le programme où j’évolue, que vaut effectivement la parole d’un usager qui a un double diagnostic de déficience intellectuelle et de TSA (trouble du spectre de l’autisme), qui peut avoir un handicap physique, être confiné à vivre de prestations de la sécurité du revenu, et finalement appartenir à une minorité économique, culturelle qui peut être aussi linguistique? Quand on possède ces caractéristiques, on risque ne pas avoir accès au même niveau de services que d’autres groupes sociaux et de connaître une espérance de vie plus courte.
Dans cette perspective psychosociale, intervenir consiste à ne pas seulement rendre accessibles certains services de plus en plus difficiles à obtenir (ex. : prise en charge en 3e ligne) et à trouver les ressources matérielles de base, de survivance. Intervenir en DI-TED, dans un contexte de vulnérabilité, consiste à revaloriser une parole qui est souvent dénigrée, marginalisée. Rendre une puissance symbolique à cette parole qu’on sous-estime, c’est aussi redonner à l’usager une identité, une force. C’est lui rendre son statut de citoyen à part entière ayant droit aux mêmes services que les autres individus. Combien de parents m’ont dit : « Vous, vous êtes un professionnel du réseau de la santé, on va vous écouter, vous êtes un blanc, vous êtes instruit, vous savez bien parler ».
Être travailleur social, nous le savons, consiste à remplir plusieurs rôles à la fois : gestionnaire de cas, clinicien, militant, etc. La défense des droits devrait être la priorité de tout travailleur social; c’est un élément primordial du travail social.
La victoire passe par l’action
La revalorisation de cette parole, qui est une conscientisation, une affirmation de l’identité, constitue une étape essentielle à la restitution du pouvoir d’agir. L’émancipation, l’autodétermination passe par la reconquête de cette parole, mais elle ne suffit pas. Le changement réclame des victoires, si petites soient-elles. L’accès à des services de soutien à domicile pour une mère octogénaire qui n’a plus la capacité de donner les soins d’hygiène à sa fille, l’obtention d’une bourse d’une fondation privée pour des services spécialisés en ergothérapie, l’intégration à une première activité pour un adulte confiné à la maison depuis des années, la participation à un stage de travail ne sont que quelques exemples de ces victoires qui font la différence.
Comme intervenant, j’accompagne les usagers et les parents pour obtenir ces conquêtes. De la petite enfance à l’âge adulte, de l’intégration scolaire à l’intégration sociétale, les transitions de vie prennent la forme de courses à obstacles. Je tente de construire des ponts pour aider les usagers à franchir ces obstacles afin de réduire leur exclusion et leur isolement, tout en reconnaissant leur différence, leur autre intelligence.
Dans ma pratique quotidienne, je ne parle presque plus de plan d’intervention ou d’objectifs, mais de plan de match, de cibles à atteindre et de stratégies à prioriser. Ne pas se laisser définir et limiter par les inégalités sociales. On est déterminé, du moins l’état de santé l’est, par le statut social et on agit sur des facteurs (déterminants sociaux de la santé) afin de réduire ces écarts de santé.
Je découvre comme travailleur social que l’écoute, bien qu’essentielle, ne suffit pas. Sur la planète DI-TED où j’évolue, l’accès aux services de santé est devenu un défi quotidien. Et nos armes pour y parvenir, pour susciter le changement social, sont les mots dits, les mots écrits qui caractérisent notre profession.