Dans une mes récentes randonnées urbaines, car j’aime découvrir Montréal dans tous ses arrondissements, il s’est produit un événement inusité dans lequel j’ai été impliqué et que l’on aurait pu apercevoir dans les films de Rossellini et de Vittoria de Sica, cinéastes dominants du néoréalisme italien.
Dans ce «Montréal, ville ouverte» et par une journée estivale caniculaire, je n’ai pu résister à l’envie d’un cornet de crème glacée. Dégoulinant rapidement dans ma main, je l’ai jeté dans une de ces vieilles poubelles métalliques, «cabossées» de partout, qu’on ne voit presque plus. M’éloignant, j’aperçus un enfant âgé de 6 à 8 ans, s’en emparer dans les ordures. Il lécha avec une grande joie le cornet que j’avais abandonné. Son sourire me frappa et aussi son apparence, son regard. Je pouvais me tromper, mais il me rappelait l’est de Montréal des années 1970, où on y retrouvait plus de pauvres que de riches et où la perte d’un dollar suscitait un drame.
Je n’étais pas si surpris de voir les traces de la pauvreté devant mes yeux, car autant dans le secteur communautaire que public, le travailleur social est confronté régulièrement à celle-ci. L’itinérance nous montre tous les jours qu’elle est présente. Toutefois, cet enfant ressemblait étrangement à un des personnages principaux du film «Ladri di biciclette» (Le voleur de bicyclette) de Vittoria de Sica (1948) sauf qu’ici, nous étions en 2019.
La pauvreté, le voilà, le mot «terrible, presque maudit» dont on espère la disparition. On peine à prononcer le nom de ce fléau qui perdure. On en parle dans le temps des fêtes et en été quand les banques alimentaires se vident, à l’exception de ceux et de celles qui ont compris qu’elle était un combat à finir et qui se sont engagés dans cette lutte quotidiennement.
Malgré les programmes sociaux en place et un certain recul de la pauvreté, les chiffres apparaissent encore sans ambiguïté quant à cette situation. Un dixième de la population ne dispose pas d’un revenu suffisant pour couvrir ses besoins de base selon la mesure du panier de consommation (MPC, OTSTCFQ, 2018).
Le vécu des banques alimentaires qui parviennent difficilement à répondre aux besoins, la présence du Club des petits déjeuners (au Canada, un enfant sur quatre risque de ne pas déjeuner aujourd’hui, selon le site du Club des petits déjeuners, 2020-03-10) ne constituent que quelques exemples qui témoignent que la pauvreté frappe fortement les plus vulnérables malgré une ère sociale numérique plus axée que jamais sur le consumérisme.
Face à la pauvreté, précarité et vulnérabilité, plus jamais le silence
Pour combattre un « ennemi », encore faut-il savoir comment il se nomme et se manifeste. Constatons que le terme pauvreté lui-même a été de plus en plus évacué, mis au rancart. Ce n’est pas dans le bon ton pour une société moderne évoluée, d’évoquer ce spectre qui semble sorti du Moyen Âge, ce qui a nécessairement conduit à transformation de sa dénomination.
Dans « Les nouveaux visages de la précarité » (« Les sciences humaines », numéro 289, février 2017), on explique comment le terme «pauvreté» a été remplacé en amont par celui de précarité, suite à la montée du chômage et à l’effritement du marché du travail dans les années 80. Axelle Brodiez-Dolino, historienne et chercheuse au CRNS, remarque que la notion de précarité elle-même cède sa place maintenant à d’autres classifications telles que la vulnérabilité, la disqualification et la désaffiliation.
Comme travailleur social, au-delà des mutations qui touchent et continueront de modifier l’univers du travail, nous découvrons que le mot pauvreté peu à peu s’efface et semble appartenir à une autre époque, trop étranger à nous-mêmes. Dans les rencontres administratives et cliniques, il devient suspect, désagréable à entendre, presque tabou. «Les pauvres» de la chanson de Plume Latraverse n’existent plus, mais on y retrouvait une marginalisation qui elle, n’a cessé de se reproduire.
Pauvreté et complexité dans le réseau de la santé
Dans les programmes du réseau de la santé, la pauvreté complexifie les interventions. Elle représente une des sources d’anxiété la plus élevée que nous découvrons en première ligne. Souvent, dans le programme où nous évoluons (DI-TSA), nos actions qui visent à s’attaquer aux effets de l’autisme ou de la déficience intellectuelle se trouvent multipliées par la pauvreté. Combien de fois avons-nous été confrontés à un loyer en retard, à une mère monoparentale bénéficiaire de la solidarité sociale aux prises avec des comptes à payer, d’un rendez-vous à l’Hôpital Rivière-des-Prairies où à l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal, mais pas d’argent pour s’acheter un titre de transport !
Les ressources disponibles et accessibles dans le réseau de la santé s’amenuisent face au nombre plus élevé des demandes (subventions du soutien à la famille, camps pour la fratrie, etc.) et aux ressources limitées. Et il manque terriblement de logements sociaux à Montréal, ce que le FRAPRU (Front d’action populaire en réaménagement urbain) et d’autres organismes impliqués dans cet enjeu ont montré.
Une lutte à finir
Nous expérimentons une société technologique et tout un chacun avons le regard tourné à son téléphone intelligent. Dans un contexte où l’avènement des robots imaginé par Isaac Asimov est à nos portes, parler de pauvreté n’apparaît pas «IN», drôle et pourtant rappelons-nous la satire de l’humoriste et monologuiste Yvon Deschamps, «Mieux vaut être riche et en santé, que pauvre et malade». On parvenait encore en à rire, à ne pas la garder cachée.
De nombreuses voix se sont élevées au Québec afin de changer cette réalité. Rappelons en 2002 (1), l’adoption de la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion. Le Collectif pour un Québec sans pauvreté qui regroupe plus de 37 organisations nationales, populaires communautaires, syndicales, religieuses, féministes, étudiantes, coopératives et groupes régionaux, s’est engagé en a éradiquer les causes.
Des acteurs de toutes origines, expliquant le phénomène de pauvreté par les dérives du néolibéralisme, proposeront de nouvelles avenues comme la décroissance pour l’émergence d’une société plus égalitaire et soutenable (voir «Décroissance, vocabulaire pour une nouvelle ère » d’Alisa, Demaria et de Kallis, 2015). La redistribution de la richesse se situe au centre de cet enjeu où les inégalités s’accroissent. Pour réduire celles-ci, l’économiste Thomas Piketty (Capital et idéologies, 2019) propose une révision des règles fiscales de transmission du patrimoine, un taux d’imposition plus élevé pour les plus riches, une taxe sur le carbone, un investissement éducatif plus égalitaire et à chaque citoyen, 175 000$ en capital à l’âge de 25 ans.
En attendant que ces propositions se concrétisent, constatons que pour le moment la pauvreté n’a pas dit son dernier mot malgré les victoires obtenues. Elle se réinvente, elle se montre plus discrète, invisible aux yeux, mais pas au ventre. La pauvreté et le sociologue Pierre Bourdieu le montre, elle peut prendre plusieurs visages: inégalités du capital culturel, analphabétisme et isolement.
Avec le vieillissement de la population, elle touche dorénavant fortement les aînés. Le personnage de «Madame Rosa» de Romain Gary (Émil Ajar) dans «la Vie devant soi» (1975, prix Goncourt), est percutant à ce niveau.
Je me rappelle de ce message, aperçu dans un grand marché d’alimentation, dans une campagne importante pour recueillir des fonds, qui se lisait ainsi «Sauvons la pauvreté» qui ne m’a pas laissé indifférent. Ce lapsus rappelle à la mémoire que le chemin pour briser le cycle de la pauvreté «sera long et parsemé de cailloux». Les mots du poète François Villon « risquent de nous hanter encore longtemps » !!!
«Frères humains qui après nous vivez,
(…)
Pauvreté tous nous suit et trace. (2)
(…)
De notre mal personne ne s’en rie
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !»(de «l’Épitaphe et de la Ballade des pendus» de François Villon)
- «La présente loi vise à guider le gouvernement et l’ensemble de la société québécoise vers la planification et la réalisation d’actions pour combattre la pauvreté, en prévenir les causes, en atténuer les effets sur les individus et les familles, contrer l’exclusion sociale et tendre vers un Québec sans pauvreté (L.R.Q., c. L -7)»
- Pauvreté nous suit à la trace