L’après Granby

DPJ dos large; société dos rond

Par | Publié le | dans la catégorie Paroles de membres

Le DPJ de la région de l’Estrie a été suspendu. Faudrait-il aussi suspendre :

  • le juge qui a ordonné le retour dans la famille?
  • le directeur d’école qui n’a pas fait de suivi sur l’enseignement à la maison?
  • le directeur du CLSC auquel le père aurait demandé des services et n’en a pas reçus?
  • le directeur du CIUSSS qui n’a pas solutionné le recrutement et le roulement du personnel?
  • les directeurs de départements universitaires (psychologie, criminologie, psychoéducation, travail social) qui ne préparent pas les intervenants à œuvrer auprès d’une clientèle lourde et complexe?
  • les différents ministres de la santé et des services sociaux qui se sont succédé et n’ont pas priorisé cette clientèle vulnérable (les enfants)?

J’ai travaillé à la DPJ pendant 20 ans, de 1981 à 2001, dans un établissement qui s’appelait le Centre de services sociaux des Laurentides (CSSL). J’y ai œuvré à titre de chef de services et d’adjoint au DPJ. Il faut savoir que les DPJ à l’époque logeaient dans les CSS, une structure beaucoup plus souple que les CISSS ou les CIUSSS actuels.

Je suis très fier d’avoir travaillé dans ce CSS où j’ai côtoyé des chefs de services et des intervenants dévoués, généreux et compétents. Les dossiers lourds et complexes ne nous faisaient pas peur. Il y avait une expertise, une compétence, de la formation en cours d’emploi, une tradition clinique qui se transmettait d’une génération à l’autre, de la supervision, de l’encadrement, un sentiment d’appartenance. D’où ma fierté.

Vous ne serez pas surpris d’apprendre que le principal problème pendant ces 20 années a été la liste d’attente qui ne s’est jamais vraiment résorbée. C’était comme un nuage gris qui pesait lourd sur nos têtes, du haut en bas de la pyramide hiérarchique. Pourquoi la liste d’attente? À cause essentiellement de l’iniquité budgétaire entre les régions: il faut vous dire que je travaillais dans un CSS pauvre (les Laurentides, une région en pleine expansion démographique). La population avait migré de Montréal et Laval vers la couronne nord. Or, les budgets n’avaient pas suivi. Malgré nos rapports fort nombreux, malgré nos pèlerinages à Québec, malgré une sensibilisation dans les médias (plusieurs reportages ont décrit la situation très précaire dans laquelle nous étions) malgré les visites de représentants du ministère à nos bureaux de Ste-Thérèse, l’équité entre les régions n’était pas une priorité. C’était très politique; «on ne déshabille pas Pierre pour habiller Paul». Les slogans à la mode à l’époque étaient: «Faire autrement – Faire plus avec moins».

À partir de 1996, la DPJ des Laurentides a connu six directeurs en quatre ans. Le DPJ que j’ai eu pendant 15 ans, deux DPJ successifs qui venaient des centres d’accueil (avec une toute autre culture), un DPJ à la retraite qui venait de la Montérégie, un DPJ en provenance de Montréal et un autre en provenance de Québec. Après 2001, je ne les ai plus comptés car je suis parti (comme vous le lirez plus loin). Nous avons été très chanceux. De mémoire, pendant ces 20 ans, il n’y a pas eu de dossiers qui ont fait la manchette. Il faut savoir que le risque zéro n’existe pas.

De guerre lasse, en 1998, parce que la liste d’attente ne se résorbait pas, le ministre de l’époque, M. Gilles Baril, a mis le CSS des Laurentides et, par conséquent, la DPJ sous tutelle. Cette décision a été vécue comme un désaveu, une désapprobation, un discrédit par tout le personnel. Et ce fut le commencement de la fin.

Le tuteur (de Laval, et son adjoint de Québec) sont venus faire leur numéro. Ils ont dû réaliser (et tout est documenté) que le problème n’était pas l’incompétence des intervenants et des gestionnaires, mais plutôt le manque flagrant de ressources. Ils ont fait leur rapport en conséquence au ministère et, curieusement, à partir de 2002, les ressources financières ont augmenté.

Mais, pour moi, en 2001 c’en était trop. Je n’en pouvais plus, au lieu de faire une dépression, j’ai démissionné.

Après 2001, j’avais mes entrées au CSS (des collègues, des amis) et je leur demandais à l’occasion : «Vous avez maintenant des ressources financières à la hauteur de vos besoins. Ça doit être mieux, n’est-ce pas?». Et chacun me répondait : «André, c’est pire que dans ton temps». C’est une bonne leçon pour ce qui s’en vient dans l’après Granby. L’argent ne règle pas tout. Après la tutelle, le climat n’était plus le même, les équipes ont été chambardées, l’expertise s’est diluée. Je n’en dirai pas plus sur cette période 2001-2019 parce que je ne l’ai pas observée personnellement sur le terrain. Et ce serait du ouï-dire.

Toujours est-il que le pire était à venir. Trois «bons docteurs» se sont succédé comme ministre. En 2014-2015, on a implanté une méga-structure; les CISSS et les DPJ ont été noyés dans cette structure. Ils y ont perdu leur âme. L’ex-DPJ du Saguenay a démissionné en 2015, témoignant que les équipes DPJ ont alors été décapitées, rendant le climat, l’identité, l’expertise très fragilisés avec des dossiers de maltraitance, des cas lourds et complexes.

J’aimerais vous soumettre la réflexion suivante. Le ministère se nomme «ministère de la Santé et des Services sociaux». Si l’on met de côté le budget des infrastructures (les bâtisses à construire ou à entretenir), combien pensez-vous qu’est la proportion consacrée à la santé physique versus celle consacrée aux services sociaux (la santé mentale, le psychosocial, les problèmes relationnels)? Si vous avez une pneumonie, une entorse, un bras cassé, un cancer, vous aurez des services gratuits. Mais si vous faites une dépression, que vous avez un trouble anxieux, que vous avez des problèmes avec votre adolescent, que votre couple bat de l’aile et que vous voulez de l’aide, que vous ne vous sentez pas à la hauteur dans l’accompagnement de votre jeune enfant, ce sera le parcours du combattant, à moins que vous ayez un peu d’argent pour aller consulter en privé, que vous ayez une assurance qui a de l’allure, que votre employeur ait un programme d’aide aux employés ou que vous fassiez un signalement.

Compte tenu de ce qui précède et d’autres considérations, voici mes recommandations:

  • que les CLSC redeviennent de véritables centres locaux de services communautaires;
  • que les CLSC soient composés d’équipes multidisciplinaires y incluant médecins et infirmiers(ères); la santé physique est souvent la porte d’entrée;
  • que la proportion des budgets alloués pour les services sociaux, la santé mentale, les problèmes psychosociaux par rapport à la santé physique soit revue;
  • que l’argent que le gouvernement va éventuellement récupérer de la rémunération des médecins soit versé dans les budgets des services sociaux;
  • que l’on investisse dans la prévention, notamment dans les services communautaires et en CPE, garderies et écoles;
  • que l’on revoie la place, la priorité de la DPJ, noyée dans les CISSS, CIUSSS;
  • que l’on investisse du temps dans la formation des intervenants pour une clientèle lourde et complexe;
  • que le DPJ puisse s’appuyer sur tout le réseau bio-psycho-social-médical pour évaluer les situations et assumer le suivi;
  • que l’intérêt de l’enfant soit le premier principe devant guider la prise de décision;
  • que la formation en thérapie conjugale et familiale, qui prépare le mieux à l’intervention systémique dans les familles à risque de maltraitance, soit développée et offerte en français;
  • que l’on cesse d’évaluer les intervenants sur des normes, des chiffres, des quotas;
  • que soient offerts dans le panier de services dix heures annuelles de psychothérapie ou des services psychosociaux un peu sur le modèle de l’Australie et du Royaume-Uni;
  • que la liste d’attente de chaque DPJ soit rendue publique à chaque mois comme pour les attentes à l’urgence d’hôpitaux ou les dossiers en attente de médecins de famille.

Personne ne s’intéresse au rapport annuel des DPJ. N’attendons pas un autre drame pour s’y intéresser.