Michel Foucault, philosophe français, décédé à Paris en 1984, a écrit des ouvrages complexes comme L’histoire de la folie à l’âge classique, L’archéologie du savoir, Les Mots et les choses qui se sont révélés déterminants dans la compréhension des institutions sociales.
Le livre de Michel Foucault qui est la source de notre réflexion, Les anormaux, est le résultat d’un cours qu’il a donné au Collège de France dans les années ’70, dans la mouvance d’une œuvre capitale, Surveiller et punir (1975). L’auteur classifie les anormaux essentiellement en trois catégories, les criminels (voir aussi les «monstres » dans sa démonstration), les incorrigibles et les onanistes. Trois grands thèmes marquent sa pensée, soit la question de la folie et de la psychiatrie, l’internement dans les centres de détention et le sens de la punition et les questions relatives à la sexualité.
Pour des considérations économiques et sociales, on opérationnalisera la politique de la désinstitutionnalisation, ce qui se traduira par la fermeture des complexes asilaires et certaines tentatives de réintégration de l’anormal dans la communauté. Dans cette mouvance, nous assisterons à l’émergence d’un nouveau complexe soit le médico-légal, où les psychiatres et la médication et/ou prendront la relève des hospices, « des barreaux et des chaînes ».
Nouveau vocabulaire, même réalité
Stéphane Zygart, qui s’est intéressé au texte de Michel Foucault (Des Anormaux de Foucault aux handicapés, le médico-social comme médecine de l’incurable, dans Méthodos, 2014) dans une réalité plus contemporaine, ne parlera pas des anormaux, mais des handicapés, plus spécifiquement des handicapés psychiques.
Mésadaptés, inadaptés, déviants, délinquants, agresseurs, utilisés dans le sens commun, refléteront un certain abandon du concept d’anormalité. Le développement de la psychiatrie et de la médecine, la réalité du DSM (manuel diagnostic des troubles mentaux) contribueront à ce déplacement étymologique en donnant des noms spécifiques aux pathologies reconnues.
L’affirmation et les revendications concernant les exclus qui ont contribué à la création de la charte des droits et libertés de la personne, l’impact des groupes de pression, des mouvements sociaux, du militantisme ont changé la perception de l’anormalité. Observons malgré tout que le terme « anormal » a gardé certaines réminiscences. Dans nos rencontres, nous entendons encore des parents aimants et engagés parler de leurs enfants en disant « ces gens-là! ».
Si le langage a connu une métamorphose, la réalité, au-delà des discours, n’a pas changé à ce point. Plusieurs des enseignements de Michel Foucault demeurent pertinents, notamment ceux qui concernent le contrôle social, sujet phare du philosophe.
Ce que nous constatons dans la pratique est que ce contrôle social est devenu plus subtil, qu’il a évolué. La régulation comportementale passe maintenant par la médication pour ne pas dire, la surmédication. Prenons l’exemple du Québec où, pour le traitement du déficit d’attention avec ou sans hyperactivité (TDA ou TDAH), on a priorisé cette voie. « Selon les chiffres de l’entreprise IMS Brogan, 61,39 millions de comprimés contre le TDAH ont été distribués dans les pharmacies québécoises l’an dernier (2015), en hausse de 12 % par rapport à 2013. Depuis cinq ans, le nombre de comprimés distribués au Québec a bondi de 56 % (La Presse, 9 mars 2015) ». Le contrôle des « incorrigibles », des turbulents, des inassimilables passe désormais par le Ritalin, le Concerta, le Biphentin, Vivance, etc. Ceci, en maintenant un minimum d’infrastructure de soutien dans le système éducationnel et social pour assurer la régulation.
Les enjeux de la différence; contrôle social, contrôle médical et contrôle des coûts
Le contrôle social devient lié à l’hégémonie médicale. Il existe un coût à cette orientation, mais on a jugé que la voie pharmacologique constituait la solution la plus économique à la normalisation. D’autres processus régulateurs demeurent et persistent, mais la médication est devenue omniprésente. Nous ne comptons plus les rencontres de concertation concernant l’administration ou l’augmentation d’une posologie au lieu d’explorer les autres moyens de réduire les comportements inadéquats. L’anormalité, hier liée au religieux, au juridique, l’est dorénavant à la médication et devient de plus en plus analysée en termes économiques.
Coût de revient, coût des matières premières, coût de la main-d’œuvre indirecte et directe, analyse des coûts et bénéfices, voilà la terminologie, l’idéologie comptable qui prédomine. Les enseignements de Milton Friedman, économiste de l’école de Chicago, un des grands porteurs de la pensée néolibéraliste, sont parvenus à s’imposer dans le système de la santé. Ce que l’on nommait l’anormalité est défini maintenant en termes de diagnostics, de statistiques et de dépenses budgétaires.
Une autre vision de la différence demeure possible. Celle qui prône l’investissement et la prévention permettant une insertion sociale au plus grand nombre. Si elle continue d’être évaluée uniquement dans la colonne des pertes, on peut croire que rien ne changera ou à peine. Retenons, à la lumière de ce constat et des écrits de Michel Foucault, que le contrôle social n’a jamais cessé de se réinventer parce que si nous venons de parler de pertes, il faut parler d’intérêt, à savoir à quoi ou plutôt à qui, il profite. Demain, qui seront les anormaux et les exclus?