La communication en milieu institutionnel

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e travailleur social arrive à son installation, s’oriente vers l’espace qui lui est réservé et découvre un point lumineux rouge sur le téléphone de son bureau qui indique qu’il a reçu des appels depuis la veille. Rares sont ceux qui découvriront au matin, la lumière silencieuse. Par la suite, il ouvrira son ordinateur et une multitude de courriels défilera à son écran, provenant de sa direction, de ses collègues, de ses partenaires du réseau public et communautaire et des divers services de son organisation. Déferlante vague communicationnelle à laquelle il ne peut se soustraire. Plus que quiconque, le travailleur social par le rôle d’intervenant pivot qu’on lui attribue, ne s’en échappe.
Source : S. Blais, Une journée dans la vie d’un travailleur social, 2018.


La communication, à l’heure des nouvelles technologies dans un cadre institutionnel, prend une forme spécifique, celle de la demande. Son univers est constitué de constellations d’informations, de messages, requêtes et directives, souvent contradictoires. Il tentera d’y introduire une certaine rationalité et d’identifier les enjeux sous-jacents qui y sont reliés.

Que nous révélerait un audit associé spécifiquement à une norme « ISO information » sur l’état des communications des organisations dans lesquelles le travailleur social évolue? Non pas qu’il y a péril en la demeure, car les organisations continuent d’exister, évoluent et se métamorphosent. Une inspection ISO pourrait parvenir à identifier certains paradoxes et mal-être qui affectent l’individu dans ses valeurs ou, trop axée sur le procédural et les formulaires, en occulterait les malaises les plus profonds.

La communication, présentée souvent comme étant une « valeur phare », accorde à celle-ci intrinsèquement le pouvoir de la pierre philosophale mythologique des alchimistes qui pouvait transformer les métaux vils en métaux précieux.

Dans le contexte organisationnel, le mot communication qu’on répétera dans les rencontres clinico-administratives signifie à la fois un ensemble de vertus, d’espérances et d’objectifs à atteindre, tels que l’optimisation des systèmes d’information, le dialogue et respect de l’autre, le partage des savoirs et la valorisation des connaissances.

Suffit-il d’intégrer à sa mission, la valeur communication pour que la «magie opère toute seule»? La pratique de la communication saine exige une logique, une méthode et un engagement de tous ceux qui la portent. On a négligé que ce mot crée des attentes trop souvent déçues dans une série de réformes où la communication plutôt que de supporter le changement en accentue les résistances.

La technologie et les processus mis en place, bien que porteurs de possibles, lors de leurs défaillances, vont accroître les perceptions que la communication s’est transformée pour n’être plus qu’un vœu pieux.

La «mal-information»?

La «mal-information», comme le nomment certains spécialistes, est une des manifestations du malaise communicationnel. La circulation d’une information, en distanciation avec le réel des intervenants, sans plus-value, parfois en surnombre peut noyer la donnée probante, essentielle aux échanges internes et externes. On publicise un événement ponctuel et on garde sous silence, même de façon involontaire, une réorganisation de services.

La consigne priorisée il y a quelques mois n’est plus opérationnelle, mais l’avis a peu circulé et n’a pas réussi à retenir l’attention. Les changements parviennent parfois au travailleur social à la dérobade par d’autres partenaires ou c’est lui qui leur apprendra la révision d’un protocole. Certains, refusant d’agréer au constat d’une certaine «zizanie informationnelle», imagineront des complots stratégiques laissant la rumeur grandir et semant une confusion où la vérité n’aura pas plus de valeur qu’un mensonge. Labyrinthe kafkaïen, qui nécessitera une réingénierie constante des méthodes de travail, pour ne pas s’y perdre. Sans compter les problèmes techniques et les reconfigurations technologiques successives d’où naissent de nouvelles incompatibilités. Perturbations communicationnelles suscitant l’émergence d’organisations entropiques dominées par l’incertitude et l’imprévisibilité et où tout paraît toujours à recommencer.

Le message devient le médium comme le soulignait McLuhan et les changements et nouveaux moyens de transmission qui se développent à une vitesse vertigineuse modifieront la pratique du travailleur social. Sommes-nous pour autant en train d’assister à la transformation radicale de la parole orale et écrite de l’intervenant psychosocial ou tout cela ne constitue-t-il pas une autre utopie ou fabulation?

En attendant la venue des robots d’Isaac Asimov qui, eux aussi s’autodétruisent quand on leur communique des questionnements et directives insolubles, certaines rêvent déjà d’une intelligence artificielle où l’individu et la machine partageront la même quête de rationalité.

La double contrainte de Bateson

Le passage de la communication créative, qui rassemble à celle qui perturbe et qui contraint ne découle pas uniquement de la mission instrumentalisée de l’institution, d’un choix technologique, de procédés ou de la mise en place des systèmes d’information. Le travailleur social aussi participe à l’édification de cette «pierre philosophale communicationnelle» puisque sa parole ou son absence déterminera à sa manière, ce qui va se passer sur le terrain.

Gregory Bateson, anthropologue, psychologue et épistémologue américain, un des fondateurs de l’école Palo Alto, est celui qui a introduit le concept de la double contrainte («double bind», paire d’injonctions paradoxales) qui a émergé de ses recherches sur la communication chez les schizophrènes (Towards a Theory of Schizophrenia in Behavioral Science, Vol 1, 251–264, 1956).

Pour illustrer cette réalité de la double contrainte, Paul Watzlawick, collègue de Bateson, présente l’image du panneau autoroutier indiquant «ignorez ce panneau». Comme Bateson l’explique lui-même, «vous êtes damné si vous le faites, et vous êtes damné si vous ne le faites pas». La double contrainte est l’illusion d’un choix possible, situation non gagnante où obéir à un ordre vous empêche d’obéir à un autre ordre.

Cette perspective analytique transposée à l’univers du professionnel dans lequel se situe le travailleur social nous amène à observer qu’il se retrouve régulièrement en situation de dissonance. Le respect des normes de son établissement et ministère encadre sa pratique et détermine les limites de ses interventions. En même temps, les demandes complexes des personnes qu’il cherche à aider le conduisent à une réinterprétation constante des règles prescrites compte tenu des besoins et des risques sociaux qu’il découvre.

Les valeurs de l’intervenant psychosocial sont fréquemment soumises à «l’examen de minuit» non pas au sens baudelairien, mais à celui du philosophe Vladimir Jankélévitch lorsqu’il affirme « qu’on ne fait jamais assez de bien, mais toujours le mal une fois de trop » dans un environnement où la double contrainte est devenue multiple.

Le travailleur social, au-delà de la double contrainte, «victime et bourreau»?

Le travailleur social n’est plus exposé uniquement au phénomène de la double contrainte, mais à une multitude de contingences à la mesure des demandes et des messages qu’il reçoit dans un environnement où les institutions ne cessent de se redéfinir. Lui-même ne risque-t-il pas de devenir le «bourreau des autres»?

Est-ce que les plans d’intervention et les mots qui les composent sont toujours réalistes et considèrent-ils réellement les forces et les limites du milieu de vie? L’intervenant place parfois, submergé de contraintes technocratiques et en situation d’une surcharge de travail, l’aidé dans une réalité de double contrainte, terreau fertile à la négligence.

On promeut un plan d’intervention qui appartiendrait à l’usager et en même temps, dans certaines organisations, on parle d’épisodes de services à un ou deux objectifs. Où se situe la frontière entre les intérêts de l’organisation et les besoins du «client»? Déjà, certains médecins tendent à emprunter cette tangente en rupture avec le réel et avec quelques-uns d’entre eux, il ne sera plus possible de parler à la fois d’une douleur à la poitrine et d’un mal de gorge.

Le travailleur social navigue entre deux pôles, ceux de l’efficacité (évaluation liée aux coûts) et de l’efficience (évaluation liée aux besoins). Dans l’atteinte de ces deux cibles qui ne pas sont toujours en synchronie, il risque d’être aspiré par un cyclone dans lequel il se transforme en Dr Jekill et M. Hyde? D’un côté, il y aura le désir d’aider l’autre tout en voulant répondre aux exigences technocratiques de l’organisation dans laquelle il évolue.

Les stratégies adaptatives entre la folie et la fuite, la métacommunication

Vivre à répétition l’impact de ces multiples contraintes, des situations perçues comme étant des échecs ne mènera pas le travailleur social à la folie. Cependant, un tel contexte professionnel, s’il se reproduit sans cesse, risque d’affecter son estime de soi et favorise un épuisement même chez les intervenants reconnus comme étant les plus performants.

Les travaux d’Henri Laborit révèlent que l’individu qui se trouve dans l’incapacité d’agir vit l’inhibition de l’action qui suscitera chez lui des perturbations psychosomatiques qui ouvriront la porte à la maladie.

La voie de résolution de la double contrainte que propose Bateson, tient ses assises dans la métacommunication qui est une communication qui se prend elle-même pour sujet. En d’autres termes, si la racine du mal vient du message, la résolution passe aussi par sa critique. La démarche communicationnelle exige l’exactitude et si les messages qu’on lui achemine apparaissent conflictuels, la nécessité de refléter ces incohérences à la source s’impose.

Pour une approche communicationnelle critique

L’émergence des nouvelles technologies d’information qui accompagneront les discours liés à la valeur «phare de la communication», les tablettes, les applications seront présentées comme les moyens privilégiés de régler tout ce qui ne va pas dans le système de santé et suscitera l’enthousiasme chez certains intervenants.

Au Québec, l’introduction progressive pour l’ensemble du réseau, des salles de pilotage visant à la fois le suivi de la performance et la résolution de problèmes, tentera d’optimiser l’efficacité des systèmes mis en place.

En attendant que ce jour nouveau arrive, que la «pierre philosophale communicationnelle réalise des miracles et intervienne un jour à la place du travailleur social», celui-ci continuera d’être exposé à une succession de réformes, à des flux communicationnels perpétuels, provenant de locuteurs (et destinateurs) qui à travers leurs mots, nous révéleront leurs intérêts particuliers. À son tour, il participera à ce capharnaüm, à ce tintamarre de mots, à ce désordre qui pourrait non pas le conduire à la folie, mais certainement à la maladie, lui ou les autres s’il ne peut agir sur la situation ou la fuir.

Épilogue

19h00 Le travailleur social revient à son espace de travail après une visite en urgence à domicile. Il découvre que la minuscule lumière rouge de son téléphone est allumée. Il sait qu’elle n’arrêtera jamais de se faire entendre. Il prend connaissance de ses messages, en évalue le contenu et quitte son installation avec en tête, des chansons de Barbara, de Richard Desjardins et de Leonard Cohen. Demain, il sera de nouveau emporté dans un maelström informationnel, et il découvrira dans les mots des autres, leurs demandes, leurs logiques et incohérences, leurs espérances, leurs voix humaines, leurs tristesse, leur joie, leur colère, leur impatience mais, il ne craint pas la tempête.
Source : S. Blais, Une journée dans la vie d’un travailleur social, 2018.