Souvenons-nous toujours du drame de la fillette de 7 ans en Estrie qui a mené le premier ministre François Legault à affirmer avec fermeté : « il faut qu’il y ait un avant Granby et un après Granby ». Plusieurs articles, depuis l’événement, issus de tous les milieux, ont pu être diffusés. Des points de vue extrêmement pertinents comme ceux du Devoir (3 mai 2019), où on appelait systématiquement à une réforme de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), réflexion qui continue de soulever de vifs débats.
Prudence cependant envers « l’arbre qui cache la forêt », car les enjeux en cause ne nous concernent-ils pas tous? Parlons ici plus spécifiquement de la communication et de la concertation, si vitales dans les cas de vulnérabilité, de mauvais traitements, de violence et qui dépassent l’unique cadre de la DPJ. Pensons uniquement aux corridors de services et prenons l’exemple des PSI (plans de services individualisés), dans l’ensemble du réseau de la santé, qui trop souvent dévient de leur trajectoire parce que le plan de match n’est pas rigoureusement respecté et qu’au bout du parcours on se fait dire « pas dans ma cour ». Une seule référence qui tombe dans le néant, peu importe sa provenance ou sa destination, une seule référence qu’on ferme sans contacter son référant, risque de générer les drames qu’on veut précisément éviter.
Plus on parle d’entraide, moins elle semble se manifester sur le terrain, comme si chaque programme, chaque établissement était devenu une île sans archipel. On en vient à être nostalgique de la locution latine « Unus pro omnibus, omnes pro uno, Un pour tous, tous pour », célèbre devise apocryphe des « Trois mousquetaires », du romancier français Alexandre Dumas. À qui la faute? À quoi? Ne cherchons pas un responsable, mais comment réaliser les transformations qui s’imposent.
Proposons une vision de l’intervention, qui se résume à ce mot que l’on n’a pas encore prononcé avec assez de force jusqu’ici; un mot mal compris, souvent évacué et dénaturé qui, en lettres majuscules, peut s’inscrire au sommet de la pyramide de Maslow dans l’identification des besoins essentiels, la PRÉVENTION. « On ne peut espérer obtenir des résultats vraiment probants qu’en consentant à investir du temps et des ressources. Il n’y a pas de solutions à rabais ni de demi-mesures qui puissent éliminer ou atténuer de façon significative des facteurs de risques souvent nombreux et complexes » (« Un Québec fou de ses enfants », Groupe de travail sur les jeunes, présidé par Camil Bouchard, 1999).
Sous les pressions budgétaires, des listes d’attentes qui s’allongent et autres considérations de nature plus idéologique, on en arrive au résultat actuel. Ce n’est pas uniquement la DPJ qui doit subir un examen ici, mais la totalité des acteurs et programmes qui interviennent au niveau des jeunes.
Il n’y a pas si longtemps, dans les écoles, nous étions présents dans les cours de récréation, à dialoguer avec les parents. Nous nous promenions dans les quartiers, dans les ruelles, dans les parcs d’habitations à loyers modiques (HLM) et autres milieux de vie, nous menant à être davantage en contact avec le réel qu’avec un écran cathodique.
On tenait des rencontres de groupes avec les parents de toutes les origines culturelles et/ou pratiques religieuses. Des collègues innovaient au quotidien et inventaient des formations adaptées aux besoins du milieu. Il reste peu de traces de ces innovations et les nouveaux outils n’ont pas su nécessairement remplacer ces approches, possiblement à l’apparence « plus molles, moins performantes », mais combien efficaces.
Tout est encore possible, mais avec une logique de fonctionnement uniquement financière, de dépenses et de coûts, de visions à court terme, ne soyons pas surpris de ce qui se passe. Nous ne disons pas que c’était nécessairement mieux avant, mais la prévention autant au niveau du discours que du parcours n’y occupait-elle pas une place plus grande ? Les intervenants (et gestionnaires) ne sont pas indifférents à ces enjeux et plusieurs d’entre eux rêvent d’être moins captifs de rapports à remplir pour concentrer leurs énergies à la résolution des problèmes sociaux. La prévention n’est pas qu’économique, elle est aussi éthique.
Le système de la protection, un échec?
Malgré la « crise actuelle » que certains qualifient comme telle, n’oublions pas les progrès accomplis et constatons qu’on ne s’est pas trompé sur toute la ligne. À la fin des années 1960 et début 1970, que certains nomment les années psychédéliques, il n’était pas rare d’apercevoir un père de famille amener son fils en voiture à son match de baseball, sans ceinture de sécurité, une bière à la main. Sur les balcons, des mères berçaient leurs bébés, une cigarette aux lèvres. L’éducation et le développement des connaissances scientifiques ont précisément accéléré cette révolution des pratiques parentales qui n’avait rien de tranquille. Fort de constater que cette transition presque radicale est survenue, étant appuyée par une judiciarisation des comportements non adéquats et non souhaités.
Cette évolution a amené au développement de la DPJ, celle que nous la connaissons (voir « Évolution de la protection de la jeunesse : interprétation d’une technologie de gouvernementalité, la judiciarisation », Élodie Marion dans la Revue Intervention, 2014). Les récentes données démontrent que maintenant, les taux de signalements ne cessent de s’accroître, et ce, de façon significative.
En 2018-2019, il y a eu 105 644, signalements traités, dont 41 530 signalements retenus. En 2017-2018, pas moins de 38 945 d’entre eux, soit un peu plus de 40 %, ont été retenus par la DPJ. Les chiffres sont en croissance continue (Statistiques provinciales, Bilan des DPJ, 2019). Ils révèlent que la population québécoise, que ses professionnels connaissent l’organisme DPJ, assez tout au moins pour réaliser un appel, soit pour un signalement ou une demande de consultation.
Ces chiffres révèlent néanmoins que 60 % de signalements sont non retenus et on peut s’interroger sur le sort de ces familles. Est-ce que les jeunes ciblés ont été nécessairement orientés vers d’autres services lorsqu’il n’y a pas de prise en charge et comment le suivi est-il assuré ? Est-il légitime de se demander, dans ce contexte, combien d’enfants « tombent » dans l’oubli? Constatons tout de même que si l’ignorance, le silence et l’indifférence ont cédé leur place à certaines prises de conscience, d’un autre côté, tout ne reste-t-il pas à faire!
L’envergure de ces données exprime qu’une approche uniquement centrée sur la protection est vouée à l’échec. Avec une courbe si exponentielle, comment parvenir à traiter autant de demandes?
Protection et prévention pour un « Québec, à nouveau fou de ses enfants, version 2.0 »
L’ampleur de ces indicateurs et les messages que nous entendons reflètent que les ressources insuffisantes, à la DPJ et dans l’ensemble du réseau de la santé, rendent le travail de ses intervenants intenable et les mènent trop souvent à l’épuisement, bien que d’autres facteurs doivent être ici considérés. Évoluer dans la sphère dominante de la protection constitue une tâche qui relève de la complexité où les risques sociaux sont élevés. Sans le support de son alter ego, de son égal, la PRÉVENTION, on peut imaginer que les chiffres cités ci-haut n’iront pas en s’améliorant.
La réingénierie constante des CLSC (Centres locaux de services communautaires), la mythologie entourant les GMF (groupes de médecine familiale), les risques associés à la mise en place des épisodes de services tous azimuts, un certain retrait des travailleurs sociaux et autres intervenants dans les établissements scolaires, ajoutés au financement imparfait des organismes communautaires proches des jeunes et des familles, montrent que le « Québec n’est plus aussi fou de ses enfants qu’on l’espérait ».
Rien ne remplace en première ligne, une intervention précoce, commune, soutenue et de quartier quand elle se révèle possible, mais cela ne devient-il pas un cas d’exception? Les organismes communautaires, qui ont développé des programmes conviviaux parviennent difficilement à recruter. Par la force des choses, les services risquent de devenir des coquilles vides. Sans parler de la disparition des projets comme « Écoles et milieux en santé » qui généraient des impacts directs sur les collectivités locales.
La surmédication, le curatif, la juridictionnalisation et la technocratisation ont placé la prévention dans une zone d’obscurité. La protection, plus quantifiable, domine. Sensibilisons les ingénieurs du réseau de la santé à accorder une plus-value au préventif et à la communication entre les partenaires; peut être auront-ils plus de chances d’être entendus que nous.
Dans une vidéo diffusée 2017, Camil Bouchard plaide pour une politique nationale de prévention. « Il n’y a pas de compromis possible quand il est question de la protection des enfants, de leurs droits, de leur santé et de leur développement. On ne veut pas que cette campagne menée par l’Observatoire (des tout-petits) se limite à une première page dans les journaux. »
Le travailleur social, multidimensionnel et proactif, à travers (et malgré) les réformes continuera de mener son action de proximité sur plusieurs fronts autant que cela est possible. Dans l’univers de la prévention, il pourrait devenir un acteur clé, central par sa connaissance des milieux de vie, du réel. Disposera-t-il du temps nécessaire, des ressources et des partenaires institutionnels et communautaires pour y parvenir, dans une perspective qui visera la prévention et non pas uniquement la correction ou la réparation?
Plus de vingt ans après, pour le soutenir dans son mandat, face à la maltraitance, aux abus, à la négligence, à l’exclusion et à la pauvreté, il attend l’arrivée d’un autre « Québec fou de ses enfants, version 2.0 », mais il restera vigilant, il ne lâchera pas prise! Les recommandations de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, sous la présidence de madame Régine Laurent, ne pourront que contribuer, nous l’espérons, à l’émergence d’une mobilisation collective plus forte, axée sur la protection, mais aussi sur la prévention.