C’est le message que la présidente de l’Ordre, Mme Guylaine Ouimette, T.S., a transmis aux membres de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse lors de la présentation du mémoire intitulé Un rendez-vous incontournable.
En ouverture, Mme Ouimette a déclaré : «La mort tragique et évitable de deux enfants, en mai 2019 et en mars 2020, ramène à l’avant-plan les lacunes et les défis du système de protection de la jeunesse. Toutefois, il serait trop simple de dire que les services de protection de la jeunesse sont malades, défectueux, brisés. Il faut plutôt redonner à cette structure d’exception les ressources et l’autonomie nécessaires pour mener à bien son mandat. Devant vous aujourd’hui, je représente les Denise, les Martin, les Valérie, les Jonathan, les Sandra et l’ensemble de nos 15 000 membres. Je témoigne de l’engagement profond des travailleurs sociaux auprès des personnes et des enfants en situation de vulnérabilité».
Guylaine Ouimette a rappelé aux commissaires que l’Ordre a souvent «sonné l’alarme» face à l’affaiblissement des services sociaux généraux et ceux dédiés à la jeunesse, ainsi qu’à la précarité de la situation en jeunesse. Le respect des droits des enfants doit redevenir la priorité non seulement dans le discours, mais dans les actions et leur financement. La présidente de l’Ordre a par la suite abordé les trois principaux axes autour desquels s’articule le mémoire de l’Ordre et qui ont comme point commun les droits des enfants.
Premier axe : tisser des communautés engagées envers les enfants
«Il est temps de reconnaître que négliger le social, c’est choisir d’ajouter une pression supplémentaire sur le curatif. L’hécatombe qui frappe nos aînés en hébergement en est la preuve», affirme la présidente de l’Ordre. Sur le terrain, les travailleurs sociaux constatent que les liens entre les services sociaux de première ligne et les services en protection de la jeunesse ont été fragilisés, sinon coupés, causant un accès de plus en plus difficile aux services. Ces transformations exigent une constante adaptation de la part des professionnels et entraînent une déstabilisation du panier de services.
L’Ordre recommande la création d’un «vrai» ministère des Services sociaux
Déjà en 2006, a rappelé Mme Ouimette, l’Ordre proposait que le volet des services sociaux dispose d’une place entière au sein du cabinet ministériel. En 2020, nous réitérons qu’il est plus que temps de créer un ministère distinct des Services sociaux. L’actualité des derniers mois, des dernières années, démontrent que les services sociaux sont le parent pauvre du ministère actuel. Les jeunes et les aînés, les personnes aux prises avec des problèmes de santé mentale, de handicap, d’enjeux de dépendances, de violence conjugale, d’itinérance méritent que le gouvernement accorde la même importance à la prévention en première ligne qu’au curatif.
En guise de recommandations autour de cet axe, l’Ordre croit qu’il importe d’arrimer les services en protection de la jeunesse aux services sociaux de première ligne pour soutenir les familles en attente de services ou de suivis, tout en insistant sur l’importance de rétablir les pratiques de proximité, lesquelles sont en cohérence avec l’essence même de la LPJ.
Par ailleurs, comme le réseau public a besoin de tous ses atouts, Mme Ouimette rappelle à la Commission et aux décideurs que «les thérapeutes conjugaux et familiaux sont prêts à prêter main-forte par leur expertise. Or, ce titre d’emploi n’existe toujours pas dans la fonction publique malgré le fait que cette profession soit intégrée au système professionnel depuis 20 ans. Il faut corriger cette aberration bureaucratique, une fois pour toutes».
Troisième axe : opter pour des pratiques professionnelles de qualité
Abordant le troisième axe du mémoire, Mme Ouimette s’est dite préoccupée par les conditions d’exercice de ses membres, lesquelles se sont détériorées à la suite des réformes. À preuve, la présidente de l’Ordre aborde les résultats concluants de sondages effectués auprès des travailleurs sociaux : «80 % des répondants œuvrant dans les secteurs enfance, jeunesse, famille, dont la DPJ, sont insatisfaits de leurs conditions d’exercice». Mme Ouimette explique aux commissaires que ces résultats témoignent de la charge excessive de cas et du manque de temps pour réaliser des interventions adaptées. «Considérant le nombre d’urgences, les listes et la durée de l’attente et les normes administratives, les professionnels n’ont pas le temps requis pour intervenir de façon satisfaisante ou éthique. Résultat : plusieurs travailleurs sociaux songent à changer de milieu de travail, voire à abandonner carrément la profession.»
Pour ce troisième axe, l’Ordre recommande entre autres qu’à l’application des mesures les professionnels puissent disposer du temps nécessaire pour agir avec intensité afin de mettre un terme à une situation de compromission. À cet effet, la présence d’équipes spécialisées et interdisciplinaires est primordiale. Par ailleurs, l’Ordre propose de concentrer le développement des connaissances et l’expertise spécifiques à la protection de la jeunesse dans une instance nationale à l’image du Réseau universitaire intégré jeunesse (RUIJ).
En ce qui concerne la formation en travail social, l’Ordre recommande que le ministre de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur exige une mise à niveau du cursus universitaire pour l’acquisition de compétences adaptées à la protection de la jeunesse. L’Ordre interpelle également le ministère de la Santé et des Services sociaux afin qu’il élabore et maintienne un programme de formation continue spécifique à la protection de la jeunesse. Enfin, l’Ordre recommande la mise en place de mécanismes d’intégration progressive pour les travailleurs sociaux avec peu ou aucune expérience dans le domaine ainsi que la remise en place de mesures d’encadrement et de soutien au développement professionnel sur une base régulière.
Abordant ensuite le dossier de la professionnalisation, Mme Ouimette dit déplorer que plusieurs milieux de travail démontrent une mécompréhension, voire une méprise de la Loi et de son esprit : impossibilité d’afficher le titre professionnel, affichage de poste non spécifique au titre professionnel, tel le titre d’emploi d’agent de relations humaines et attribution de tâches allant à l’encontre des obligations professionnelles sont autant de réalités dénoncées par les T.S. et par l’Ordre. «Il n’est pas rare que des travailleurs sociaux soient contraints de se prononcer sur des situations sans avoir rencontré les personnes concernées, à rédiger des rapports pour des collègues absents ou encore à signer des plans d’intervention sans avoir procédé à une évaluation. L’Ordre invite les directions des ressources humaines et les gestionnaires à respecter l’esprit et la lettre de la Loi modernisant les professions du domaine de la santé mentale et des relations humaines.»
L’éradication de la maltraitance envers les enfants doit devenir une responsabilité collective
En guise de conclusion, la présidente de l’Ordre a rappelé aux commissaires «qu’il faut éviter de se centrer uniquement sur le secteur de la protection de la jeunesse, mais porter plutôt un regard global sur l’ensemble des défaillances du système. L’éradication de la maltraitance envers les enfants doit devenir une responsabilité collective. Ainsi, les Denise, les Martin, les Valérie, les Jonathan, les Sandra et l’ensemble de nos membres pourront continuer de donner le meilleur d’eux-mêmes dans des conditions humaines de pratique».
Les commissaires saluent la qualité du mémoire de l’Ordre
La présentation de l’Ordre a été entendue par la présidente de la Commission, Mme Régine Laurent ainsi que par les commissaires Danielle Tremblay, Jean-Marc Potvin, André Lebon et Michel Rivard. Tous, ont salué la qualité et la pertinence du mémoire de l’Ordre.
« Ça ressemble à une crise»
Premier à intervenir, le commissaire Jean-Marc Potvin a affirmé avoir été frappé par les résultats du sondage Léger réalisé auprès des travailleurs sociaux en protection de la jeunesse : «ça ressemble à une crise», s’est-il exclamé avant de demander à Mme Ouimette «comment est-il possible d’assurer la protection des jeunes et du public dans de telles circonstances?» La présidente de l’Ordre a d’abord reconnu que la situation n’était pas rose, et ce, depuis plusieurs années, et que ce sondage était venu confirmer ce qu’elle entendait sur le terrain depuis un bon moment : «C’est vrai que le découragement et la détresse sont palpables en partie parce que la DPJ est débordée du fait de la diminution des services en amont». Mme Ouimette a rappelé au commissaire que bien avant le drame de Granby, elle avait signifié son inquiétude au ministre Carmant, inquiétude lui faisant craindre le pire…
Le commissaire Lebon s’est ensuite attardé à cette affirmation des travailleurs sociaux que l’on retrouve dans le sondage Léger, voulant qu’il faille 5 ans de pratique en protection de la jeunesse avant de devenir efficace. En guise de réponse, Mme Ouimette a d’abord reconnu que depuis l’instauration d’activités réservées, les travailleurs sociaux fraîchement diplômés ne possèdent pas toutes les compétences requises pour travailler dans un contexte d’autorité : «Nous observons des lacunes chez les finissants au niveau des compétences spécifiques nécessaires pour œuvrer dans un domaine aussi complexe. C’est pourquoi l’Ordre demande la création d’un programme de formation professionnelle obligatoire et préalable à l’obtention d’un permis de travailleur social, ainsi que l’instauration d’un mentorat d’un an en début de pratique en DPJ». Toujours au chapitre de la formation, Mme Ouimette a confié aux commissaires avoir entrepris des démarches auprès des maisons d’enseignement pour établir un microprogramme spécialisé en protection de la jeunesse qui serait imposé aux finissants avant de pouvoir travailler dans ce domaine.
L’intervention en milieu autochtone préoccupe la commissaire Danielle Tremblay
La commissaire Danielle Tremblay s’est dite préoccupée par la professionnalisation des services en milieu autochtone et a interrogé la présidente de l’Ordre à cet effet. Mme Ouimette a expliqué à la commissaire que depuis 3 ans, l’Ordre travaillait conjointement avec des représentants des milieux autochtones au développement d’un programme de formation adapté à cette réalité et qui soit «culturellement acceptable pour ces communautés», tout en répondant aux exigences des ordres concernés en ce qui a trait aux compétences requises pour exercer en protection de la jeunesse : «Le programme et les compétences culturelles ont déjà été déterminés de concert avec nos partenaires autochtones, de même que les compétences professionnelles requises. Nous sommes en démarche auprès de maisons d’enseignement pour mettre en œuvre ce programme bâti sur mesure pour former des intervenants sociaux issus des communautés autochtones afin qu’ils œuvrent sur leurs territoires respectifs, auprès de leurs communautés».
L’exercice du leadership clinique
Mme Tremblay a de plus questionné la présidente de l’Ordre quant au leadership clinique, lequel était auparavant assuré par les établissements : «Qu’en est-il de ce leadership clinique depuis la réforme de 2015?» Ce leadership est maintenant entre les mains des directions des services multidisciplinaires, de répondre Mme Ouimette, en s’empressant d’ajouter : «L’investissement dans le développement de pratiques probantes, au sein de ces structures, est à géométrie très variable, mais comment faire autrement alors que les DSM doivent composer avec une cinquantaine de titres professionnels? Comment s’attarder à ce qui se passe en DPJ dans un tel contexte?» Souhaitant que ce leadership clinique revienne vers la base, l’Ordre propose la création de Directions des Services sociaux au sein des CIUSSS et des CISSS.
À propos du principe de confidentialité
Prenant la parole à son tour, la présidente de la Commission, Mme Régine Laurent, a abordé l’enjeu sensible de la confidentialité : «Nous entendons depuis le début de nos travaux des commentaires voulant qu’il soit difficile sinon impossible pour les divers intervenants d’échanger des informations afin de faire cheminer des dossiers; quel est l’opinion de votre ordre à ce sujet?» Partageant les inquiétudes et les interrogations de Mme Laurent à ce propos, Guylaine Ouimette a rappelé que depuis 2017, des changements ont été apportés en ce qui a trait à la confidentialité. Malgré tout, de préciser Mme Ouimette, il subsiste une méconnaissance de la latitude dont disposent désormais les intervenants. De son côté, l’Ordre favorise et encourage la collaboration entre les professionnels de la DPJ, les milieux scolaires, la sécurité publique et les organismes communautaires. «Une approche bidirectionnelle est nécessaire sinon, on le sait, on peut échapper des enfants. Il faut donc encourager l’échange d’informations non préjudiciables, mais essentielles au bon cheminement des dossiers et pour assurer la protection des enfants en cause».
Pourquoi un ministère des Services sociaux?
Clairement, cette recommandation de l’Ordre n’est pas passée inaperçue et le commissaire André Lebon a voulu en apprendre davantage à ce sujet : «Depuis le début de nos travaux, nous entendons deux messages contradictoires; certains nous supplient de les sortir de l’emprise de la santé et des mégastructures, alors que d’autres nous implorent de ne pas toucher aux structures! Où se situe votre recommandation à l’effet de créer un ministère distinct des Services sociaux dans ce contexte?» Prenant la balle au bond, la présidente de l’Ordre a répondu : «La pandémie nous parle et nous démontre l’importance de revoir l’organisation ministérielle parce que de toute évidence ça ne fonctionne pas, ça ne répond plus aux besoins». Mme Ouimette a poursuivi son raisonnement en ajoutant que la pandémie a fait ressortir une foule de problèmes sociaux comme la détresse, l’isolement, la violence conjugale et les problèmes de santé mentale et qu’il faut revoir le système avec ce nouveau regard. «Pour nous, c’est clair, la cohabitation entre le curatif et le préventif au sein du même ministère, ça ne fonctionne plus. Si on doit conserver les CIUSSS et les CISSS, il faut minimalement sortir le social du curatif. Ce n’est ni un enjeu de personnalités ni de compétences; c’est un problème structurel»
Comment fidéliser la présence des travailleurs sociaux en protection de la jeunesse?
Dernier commissaire à prendre la parole, Michel Rivard s’est dit inquiet des résultats du sondage Léger selon lequel le tiers des travailleurs sociaux songeraient à quitter ce domaine ou même à abandonner la profession. Tout repose sur la reconnaissance, a répondu Mme Ouimette : il faut permettre aux travailleurs sociaux de s’absenter pour suivre de la formation continue, ce qui leur est systématiquement refusé dans plusieurs établissements, les forçant à utiliser des journées de vacances ou même de maladie. Il faut offrir à ces professionnels des avantages spécifiques en reconnaissance d’un travail si exigeant et à haut risque de préjudice pour la clientèle. Il faut aussi reconnaitre leur expertise en les invitant à contribuer aux réflexions avec le juridique pour améliorer les pratiques. Ces professionnels ne sont malheureusement jamais consultés.
En remerciant les commissaires pour leur attention, Mme Ouimette a conclu en disant que l’OTSTCFQ était disposé à jouer un rôle actif dans la mise en œuvre des recommandations issues des travaux de la commission.