La déficience intellectuelle, une malédiction?

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De la Mésopotamie en passant par la Grèce et Rome, ils expriment le courroux des divinités et sont condamnés à mort. Pour St-Augustin, ils personnifient le mal, la manifestation du démon alors que, pour d’autres théologiens, ils sont les premiers admis au Royaume des Cieux sur la base de leur innocence (cf. « Note d’histoire sur un concept et des pratiques : la déficience intellectuelle » de B. Céleste dans Contraste, no. 22-23, 2005). On les place aux côtés des lépreux, des insensés et des vagabonds. Deux ans avant l’extermination des juifs par les nazis, les autorités sanitaires allemandes encouragent les parents à placer leurs enfants handicapés dans des cliniques pédiatriques où ils sont assassinés par surmédication ou par malnutrition. Plus récemment, on les catégorise comme arriérés mentaux, malades mentaux et déficients mentaux. De nos jours, on les appelle les déficients intellectuels, une expression qui jette encore un froid lorsqu’elle est dite.

Quand un psychiatre annonce à des parents que leur enfant est autiste, c’est un choc, mais lorsqu’on confirme une comorbidité et la déficience intellectuelle, le choc est multiplié. Les parents ne sont souvent pas prêts à entendre ce diagnostic perçu comme un châtiment, un mauvais sort des dieux et on cherchera à qui la faute.

Selon l’AMDI (Association de Montréal pour la déficience intellectuelle), dont la mission est d’accompagner et de soutenir les personnes ayant une déficience intellectuelle dans leur développement personnel et social, elles représentent 3% de la population, soit plus de 228 000 personnes au Québec et 156 millions dans le monde.

Les personnes ayant un diagnostic de déficience intellectuelle ne sont ni sourdes à nos paroles ni aveugles à nos regards. Pour la plupart, ils rêvent de prendre une place dans l’univers social, mais laquelle? Que nous dirait une personne ayant un diagnostic de déficience intellectuelle, si elle pouvait davantage se faire entendre ou acquérir, l’espace d’un moment, une intelligence supérieure?

Une réponse nous est apportée par Daniel Keynes dans son oeuvre de science fiction « Des fleurs pour Algernon (1959) » : Charlie Gordon, un « simple d’esprit » (expression utilisée dans la traduction) accède, par une opération au cerveau, à des facultés sans limites. Le personnage central revendique dans sa métamorphose d’être considéré comme un humain et non pas comme un phénomène de cirque, toujours dans l’obligation de dire merci à ses créditeurs : « Vous vouliez quelqu’un que vous pourriez rendre intelligent, mais qui pourrait être gardé dans une cage… L’ennui, c’est que je suis une personne ».

Il découvre le regard qu’on lui portait avant sa transformation, le sort qu’on lui réservait pour sa différence, pour son retard sur les autres. Charlie Gordon exprime le désir d’être traité avec respect et d’occuper un espace dans le collectif, plus difficilement accessible, car plus individualiste et utilitariste. Notre société est axée non seulement  sur la performance, mais aussi sur l’exclusion et la « néantisation » de ceux et celles qui présentent un handicap. La personne ayant un diagnostic de déficience intellectuelle y trouve peu sa place et, dans une vision du monde stoïciste, a-t-elle d’autres possibilités que d’accepter son sort devant les finalités de son destin?

Pour que les masques tombent

Frédéric Lenoir, dans « Petit traité de la vie antérieure (2010) », précise un des aspects de la pensée stoïciste du philosophe grec de l’antiquité, Zénon de Citium, où la vie est une scène et où nous portons les masques du « fatum ». « La sagesse consiste à savoir habiter ce masque […] non pas son rôle, mais la manière de l’endosser ». D’où l’expression épique « Amor fati, accepte ton destin ».

Le travail social impose une rupture avec ce paradigme. Que signifiera pour la personne ayant un diagnostic de déficience intellectuelle de jouer adéquatement son rôle? Celui de demeurer sur la solidarité sociale toute sa vie, dans la précarité ou de participer à des programmes d’insertion à l’emploi, mais qui ne mènent pas à un poste permanent avec les mêmes avantages que les autres travailleurs. Et je ne parle pas ici, des stages de travail à moins de 5 $ par jour ou des plateaux de travail, ateliers ou sociocom à quelques heures par semaine.

Tout ce que je viens de nommer est lié à l’inclusion sociale et il y a nécessité de préserver les acquis, mais devons-nous les y restreindre? Ce n’est pas ce que j’entends chez les personnes et les familles que nous aidons; ils réclament davantage. Dans le rôle que la fatalité leur a accordé, ils aspirent à obtenir un emploi rémunérateur, à prendre des décisions, à connaître le sentiment amoureux, la tendresse et la sexualité et à se retrouver parfois au-devant de la scène à visages découverts.

Rupture du travailleur social avec « l’Amor fati »

La société occidentale, où dominent la pensée néolibérale et le développement exponentiel de la technologie, nous laisse croire que le temps s’est accéléré; mouvement perpétuel qui condamne celui et celle qui ne répondent pas à ses exigences à une participation sociale fragmentaire et négligeable, sinon à l’isolement et à l’exil.

La destinée que l’on réserve à ceux qui ont reçu un diagnostic de déficience intellectuelle nous parle des autres formes d’exclusions. Nul n’est à l’abri de cette « malédiction » ou de vulnérabilités. Le paradigme de l’inclusion sociale en soi doit être mis à l’examen ainsi que l’ensemble des mécanismes actuels visant à accroître la participation sociale de l’autre. Référons-nous à la Déclaration de Montréal, signée le 6 octobre 2004 par plus de 65 participants et représentants de 17 pays. Celle-ci revendiquait pour les personnes ayant un diagnostic de déficience intellectuelle, une citoyenneté pleine et entière, soit la « reconnaissance des droits, de la dignité et de l’intégrité physique, morale et psychologique ».

Certes, il y a eu des avancées, mais les obstacles à l’insertion apparaissent encore trop nombreux. Pour que tombent les masques en déficience intellectuelle, l’utopie et l’espérance ne suffisent pas. Dans une perspective phénoménologique, plus axée sur l’expérientiel, je crois à la nécessité de revenir à l’approche bourdieusienne (dans « Ce que parler veut dire », 1982), plus spécifiquement abordée dans « La misère du monde (1993) », où il donne la parole à ceux qu’on n’entend pas pour empêcher que leurs voix sombrent dans le silence. La prise de parole constitue la première forme d’autodétermination possible. L’intervention dans l’univers de la différence exige des actions sur plusieurs fronts où l’inertie et l’inaction sont à proscrire. Gandhi disait à ce propos : « Celui qui voit un problème et qui ne fait rien, fait partie du problème ». Le travailleur social, comme agent de changement, ne doit pas céder à l’indifférence et au statu quo. La distanciation, sinon la rupture avec « l’Amor fati », ne se révèle-t-elle pas inéluctable et obligatoire, là où règnent la discrimination, l’exclusion et la souffrance?

Pour guider nos actions, inspirons-nous d’une conception de l’évolution plus nietzschéenne  « Deviens qui tu es » (ne pas se laisser définir par un diagnostic) ou encore comme dans le mythe de Sisyphe de Camus : accepter de vivre son « châtiment », mais pourvu qu’il mène à une plus grande maîtrise de son destin.