L’utopie, le social et le travail social

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L’utopie et le social

Dans les dernières années, le mot utopie est revenu souvent dans les médias. En 2018, un article du journal Le Devoir place en évidence le spectacle d’Hanna Abd El Nour, «Utopie(s)». Dans une fresque humaine, le créateur tente de dessiner une cartographie de l’utopie, à travers des pas de femmes et arrive au constat qu’on n’arrive plus à rêver à de nouvelles sociétés» («Emprunter le chemin des Utopies», Mélanie Cartier, Le Devoir, 27 janvier 2018). Aymeric Caron signe quant à lui, en 2017, «Utopia XXI, à la poursuite du rêve de Thomas More». Il se prononce pour l’avènement d’une société moins mensongère, plus égalitaire.

Rugter Bregman, historien néerlandais et journaliste dans son livre paru aux Éditions du Seuil, «Utopies réalistes» (2017) montre qu’ici même au Canada, en 1973, à Dauphin, une petite ville d’environ 13 000 habitants, est devenue le laboratoire d’un projet social unique (Rugter Bregman et son rêve de faire de l’utopie un pays, Fabien Deglise, Le Devoir, 27 septembre 2017).

L’auteur nous apprend que durant quatre ans, le programme «Mincome» s’est révélé un succès, basé sur la politique d’un revenu universel de 19 000 $. La prise du pouvoir par le gouvernement conservateur est venue sonner le glas du projet. Pour Roger Bregman, les utopies sont réalisables et toute société «a besoin de rêves, pas de cauchemars».

Celui qui a institutionnalisé le mot utopie a été incidemment décapité. Cependant, si cet homme, Thomas More (chanoine, juriste, historien, théologien philosophe, humaniste, homme d’État) subit ce terrible sort, c’est en vertu de ses croyances religieuses et non de son livre «L’utopie» (Utopia en anglais) paru en 1516.

Il y raconte l’histoire d’un navigateur qui découvrira l’Île d’Utopie: égalitaire, ignorante de la propriété privée, où règne une société idéale réprimant les injustices. Un extrait, en ce qui a trait aux services médicaux, nous amène à rêver de cette île fantastique: «Lesdits hôpitaux sont si bien équipés de toutes les choses utiles à la santé, on y est si doucement et soigneusement traité, puisqu’il y a là-bas, tant de médecins très experts toujours présents…» (Thomas More, «L’utopie , Gallimard, édition 2012, p. 127).

L’utopie, rêve d’une organisation sociale idyllique, mais essentiellement critique de la société dans laquelle elle émerge. Dans le sens commun actuel, qualifier un projet comme relevant d’une pensée utopique, vise à précisément à le disqualifier. Malgré le progrès social, mais qui n’a pas éliminé les injustices et les inégalités, l’utopie imaginée par Thomas More, le rêve d’une île ou d’un Nouveau Monde idéal, poursuit toujours son odyssée.

L’utopie, l’éthique et le travail social

La question sociale de l’utopie touche tout aussi intensément les réalités du travail social puisqu’elles sont intimement liées. L’évolution de la société et ses orientations politiques influenceront l’organisation des services sociaux et de santé. Une société plus néo-libérale colorera les visions stratégiques, les plans d’action, les prises de décisions, l’organisation et les allocations de services. Force est de constater que les services sociaux ont subi dans un bref laps de temps de profondes transformations qui touchent le cœur même de leur mission et de leur existence et qui interpellent l’ensemble de ses acteurs.

Dans une perspective techniciste, qui n’apparaît plus futuriste, où le travailleur social se trouve confiné devant son écran durant des heures, à remplir des rapports de toutes sortes, n’a-t-il pas lui aussi l’urgence d’y répondre par la proposition de projets novateurs qui iront questionner le modèle de la pensée unique?

L’auteur Dominique Depenne, docteur en sociologie politique, éducateur spécialisé et formateur dans «Utopie et rencontre éthique en travail social : accompagnement et lien humain (2012)» traite précisément de ces enjeux. S’inspirant des idées du philosophe Emmanuel Levinas, il critique ce raisonnement de la standardisation des pratiques et des pensées qui étend ses tentacules. Hégémonie appuyée par la pensée néo-libérale dont l’idéologie, les discours et les pratiques «chosifient les individus et dégradent la relation sociale». Il parle radicalement du bluff du techniciste, car celui-ci prétend vendre un savoir objectif alors que cela n’existe pas dans le réel. Perspective qui suscite les conditions propices à un contrôle exacerbé qu’il juge tyrannique ainsi qu’à la surutilisation des diagnostics et des grilles évaluatives.

Pour l’auteur, le travailleur social est un accompagnateur qui a un rôle politique à jouer. Il s’oppose au mythe de la société homogène pour la reconnaissance d’autrui sans condition, à ne pas circonscrire dans des cases. Comme il le nomme dans une de ses conférences sur YouTube (27 novembre 2014, Journées partenaires, IST2S), avant l’occupation officielle, il y a la préoccupation, celle de ne pas porter atteinte à la singularité de l’autre, à l’humanité de l’individu.

Les personnes ne sont pas perçues ainsi comme des symptômes, des objets d’écoute et de soins, mais comme des sujets d’écoute et de soins, favorisant la proximité plutôt que la distance. L’éthique ici consiste à s’opposer à la «mêmeté» et à un être su. Le travailleur social doit conserver sa faculté d’étonnement.

Dans un cadre d’action devenu techniciste, au-delà des obligations professionnelles et de la déontologie, que devient l’éthique en travail social? Comment pourra-t-elle assurer ses finalités, si l’individu n’est plus qu’un «client, un formulaire à remplir»? L’éthique ne serait-elle pas au bout du compte qu’une utopie ou dans une autre perspective, la pensée utopiste ne permettra-t-elle pas précisément à l’éthique dans l’intervention psychosociale de revenir en force au sein de ses membres, dénonçant les situations inacceptables de sa pratique?

Épilogue

Il y a quelques années, dans une de nos vies antérieures, lors d’études supérieures en gestion aux HEC, Mme Francine Séguin, dont nous avons eu le plaisir de bénéficier les enseignements, possédant un doctorat à l’Université de Harvard, réalisa un ouvrage avec ses collègues Taïeb Hafsi et Christiane Demers, «Le management stratégique, de l’analyse à l’action» qui remporta le prix du Grand livre d’affaires en 2009. Dans le journal «Les Affaires» du 2009-07-16, elle en communiqua l’essentiel à savoir «que le rôle des dirigeants et des planificateurs est d’être à l’écoute de la base, de décrypter, de s’alimenter et, ensuite, de formaliser et de canaliser ces idées en créant des comités de travail».

Si un travailleur social reprenait les mêmes propos émis par ce professeur émérite des HEC, il n’est pas certain qu’ils seraient interprétés de la même façon! Les utopies des uns deviennent des programmes politiques ou stratégies managériales des autres. Le plus important vise à s’assurer, peu importe leur provenance, qu’elles s’actualisent si on croit qu’elles pourraient se révéler bénéfiques.

Que l’on soit pour ou contre les utopies, rêveurs ou matérialistes, elles continueront d’exister pour susciter des changements et des réformes qui viendront transformer inéluctablement notre quotidien. Les utopies émergeront avec d’autant plus de force que le mal-être sera grand.

Face au technicisme qui ne cesse de s’imposer et à certains de ses effets pervers qui s’opposent à l’éthique, la première utopie à réaliser consiste à favoriser une plus grande écoute de l’autre et de son altérité. Si Thomas More nous a présenté son île édénique, à nous de rêver et de définir la nôtre.