Intellectuel qui continue d’alimenter toutes les réflexions, plus familier aux sociologues et aux philosophes qu’aux travailleurs sociaux, Edgar Morin ne laisse personne indifférent. On ne compte plus le nombre de ses ouvrages, dont « La méthode », parue en six volumes. Edgar Morin est un penseur de la complexité qu’il définit comme étant ce qui est tissé ensemble, ce qui lié par une multitude d’interactions et d’interférences. Edgar Morin est aussi un homme d’action et, dès la guerre d’Espagne, il intègre une organisation libertaire : « Solidarité internationale antifasciste ». Son engagement ne cessera jamais depuis.
Nous le présentons comme un géant de la pensée contemporaine. Certains pourraient le décrire comme un monstre par l’immensité de son œuvre et, si tel est le cas, il en est un de lumière, dont les travaux nous aident à mieux affronter les ténèbres et la cruauté du monde. À travers ses mots, nous découvrirons qu’il ne s’agit pas de simplifier les phénomènes sociaux, mais de les comprendre dans leurs réalités les plus sibyllines.
Distinctions entre le compliqué et le complexe
Dans l’introduction d’une de ses conférences, il nous amène à réfléchir sur un enjeu qui deviendra prédominant dans l’intervention psychosociale, soit la distinction entre le compliqué et le complexe. Il prend pour exemple le chat qui s’amuse avec une pelote de laine. La reconstituer en balle se révèle compliqué, mais la tâche en soi ne présente pas de complexité. Pour lui, les actes bureaucratiques que nous réalisons, notes au dossier, évaluations psychosociales, OEMC (outil d’évaluation multiclientèle), PI et PSI (plan d’intervention et plan de services intégrés), statistiques, demandes de services et de subventions, relèvent davantage de « la reconstitution de la pelote de laine ». Accompagner une personne à remplir un formulaire pour l’accès aux prestations de la solidarité sociale peut constituer un défi; celui de ne pas oublier une case ou d’inscrire une information en trop ce qui nous obligera à réaliser d’autres démarches. La bureaucratie, formalisée, compartimentée, parcellisée nous rend les tâches plus compliquées, mais dans la perspective d’Edgar Morin, nous ne sommes pas encore dans l’univers du complexe.
Il établit par conséquent une hiérarchie de la complexité sur le compliqué. La réalité de nos interventions psychosociales montre qu’elles sont davantage en interactions. Dans le réseau institutionnel, toute intervention va susciter un procédural. On n’y échappe pas. Parfois, le compliqué frôle avec le complexe. Dès que nous voulons qu’une demande de services ne soit pas seulement acceptée, mais priorisée (ex. : demande de services au CDRDITED), dès qu’une demande est considérée comme hors balise par un chef de programme ou une conseillère clinique (ex. : demande de services spécifiques pour la mise en place de soins à domicile), qu’il y a communication, négociation, le niveau de complication s’accroît.
Comment cela se traduit-il en déficience intellectuelle et en autisme?
Le début de la complexité commence par une quantité d’interactions et d’interdépendance. Face à la complexité des problématiques s’impose la nécessité impérative de travailler en pluridisciplinarité dans un ensemble cohérent.
Dans le réseau de la santé, cette réalité de la complexité prend souvent la forme d’un P1, dossier à prendre en urgence, dans un délai de 24 heures. Dans ces situations de crise, où les risques sociaux ont été jugés élevés, nous sommes régulièrement confrontés aux problèmes de comportements et de santé mentale, à l’abus financier ou sexuel, à l’urgente recherche d’un hébergement avec l’obligation d’un résultat. Rapidement, nous apprenons à travailler avec les acteurs sociaux de la communauté que sont les policiers, les psychiatres et autres intervenants du réseau ainsi que le réseau familial et social. Parfois, nous découvrirons que des dossiers évalués P2 et P3 présenteront davantage de complexité dans le réel qu’un P1.
Deux défis
Au niveau de la déficience intellectuelle, deux grands défis ressortent. D’abord, celui du maintien des personnes dans leur milieu de vie avec la réalité du vieillissement. Maintenant, nous devons réaliser des demandes de services pour l’obtention des soins à domicile, à la fois pour les personnes que nous aidons et pour leurs parents. Ceci dans un contexte de ressources limitées avec des réseaux familiaux devenus inexistants ou fragiles.
L’autre grand défi demeure celui de l’inclusion sociale. Ce thème n’est pas nouveau, mais au-delà du développement de l’autonomie, il se situe encore au cœur de toutes nos démarches. Et pourtant, le numéro dirigé par Jean-Pierre Gagnier et Richard Lachapelle, « Pratiques émergentes en déficience intellectuelle : Participation plurielle et nouveaux rapports (Collection pratique et politiques sociales, 2002) présentait plusieurs voies à suivre. Il y a eu aussi en 2004, “La Déclaration de Montréal” regroupant plus de 17 pays, qui visait à reconnaître aux personnes ayant un diagnostic de déficience intellectuelle à l’échelle panaméricaine, une citoyenneté pleine et entière.
En quête de reliance
Que s’est-il passé? Force est de constater que pour les plus vulnérables, l’intégration sociale et son maintien demeurent précaires. Plusieurs hypothèses ont été soulevées à cet effet; le manque de ressources, le changement permanent des pratiques et visions, l’absence d’un pouvoir politique, l’indifférence du secteur privé. Peut-être qu’au bout du compte, la réponse viendra du législatif par l’imposition de mesures de discrimination positive d’embauche; avec le nombre grandissant de personnes ayant un diagnostic d’autisme complétant leur parcours scolaire, et qui aspireront à intégrer le marché du travail.
Edgar Morin nous présenterait à ce sujet, son concept de reliance pour nommer l’importance précisément de lier ce qui a été disjoint, détaillé, classé, ce qui constitue le propre même de la bureaucratie et de ses effets pervers. Dans cette vision qui s’oppose à la simplification, la confrontation, la complémentarité, la concurrence et la coopération interagissent en synergie dynamique dans une vision systémique. Au lieu d’aller vers plus de concertation entre les acteurs, le “VAISSEAU DIFFÉRENCE” a dévié de sa trajectoire.
Où va le travail social, vers quel avenir?
Plus spécifiquement dans le réseau de la santé et des services sociaux, la technicité dominante étend ses tentacules et modifie la nature du travail social. Dans une logique de standardisation et de reddition de comptes, l’intervenant se trouve obligé de passer de plus en plus de temps devant son écran « énergivore », à réaliser des rapports qui n’en finissent pas. Peu à peu, les enjeux de la complexité et du changement lui échappent. Pour certains, le travailleur social est déjà assigné, technicien devenu, à une « détention provisoire », devant ses écrans d’ordinateurs, à répondre à des appels téléphoniques et à compléter les demandes institutionnelles qui lui sont exigées. Voit-on s’installer avant l’heure une intelligence artificielle où la population obtiendra toutes les réponses, sans jamais rencontrer personne? L’intervenant ne sortira-t-il de son espace de travail, comme les pompiers quittent leurs casernes, que pour éteindre les incendies?
Face à cette technocratisation qui nous éloigne du terrain et du réel, qui rend notre pratique plus curative que préventive, qui limite nos actions à relever les défis de la complexité, retenons ce mot d’Edgar Morin, qu’il avait appris dans sa jeunesse, dans ses premières luttes sociales, mot déterminant dans la survie des espèces, dirait-il, mais surtout ici dans notre engagement face aux plus vulnérables d’entre nous : RÉSISTER.
“Résister, résister d’abord à nous-mêmes, à notre indifférence et à notre inattention, à notre lassitude et à notre découragement… La poursuite de l’effort cosmique désespéré qui chez l’humain prend la forme d’une résistance à la cruauté du monde, c’est cela que j’appellerai espoir” (Edgar Morin, « La cruauté du monde » dans Le XXIe siècle a commencé, 1995).