Comment dénouer les conflits de loyauté?

Par | Publié le | dans la catégorie Pratiques professionnelles

L’auteur est syndic adjoint, travailleur social depuis 2000, thérapeute conjugal et familial depuis 2005 et psychothérapeute. Il est aussi diplômé en droit et a été membre du Barreau du Québec de 1993 à 2000. L’auteur remercie Mme Myriam Delisle, stagiaire en droit, pour la recherche documentaire.


Dans un récent dossier publié sur Mots sociaux, Geneviève Cloutier, T.S., courtière de connaissances, résumait ainsi une situation préoccupante que l’Ordre dénonce régulièrement depuis plus de deux ans[i] : «Les travailleurs sociaux doivent (…) quotidiennement faire des choix entre les directives de l’employeur ou le respect de leur code de déontologie et le suivi des normes de leur ordre, se retrouvant en conflit de loyauté»[ii]. Cet article propose une solution à la fois simple et exigeante pour dénouer ce genre de conflit de loyauté.

 

La définition du problème

Tout d’abord, entendons-nous sur le sens des termes. Nous nommerons «obligations professionnelles» l’ensemble des devoirs associés au statut de membre de l’Ordre. Ces devoirs sont décrits notamment dans le Code des professions, le Code de déontologie et les règlements et normes de l’Ordre[iii]. Ainsi, une personne membre de l’Ordre doit ignorer toute intervention d’un tiers qui pourrait influer sur l’exécution de ses devoirs professionnels au préjudice de son client[iv]. Nous appellerons «professionnel salarié» la personne membre de l’Ordre qui exerce la profession dans le cadre d’un emploi. Nous nommerons «obligations liées à l’emploi» l’ensemble des devoirs associés au statut de salarié. Ces devoirs sont énoncés par le Code civil du Québec dans un chapitre intitulé «Du contrat de travail»[v]. Par sa nature, le contrat de travail établit un lien de subordination entre le professionnel et une personne investie de l’autorité de diriger ou de contrôler l’exécution du travail. Cette autorité de l’employeur est aussi désignée sous le nom de «droit de gérance». Nous nommerons «personne en autorité», toute personne détenant l’autorité de prendre des décisions sur l’organisation du travail ou de formuler des exigences relativement à la prestation de travail; et «directives», au sens large, ces décisions et ces exigences. Les obligations liées à l’emploi incluent celle d’appliquer les directives des personnes en autorité.

 

Le devoir d’indépendance du professionnel salarié n’a pas un caractère absolu

En général, les obligations professionnelles et les obligations liées à l’emploi convergent ou se complètent, de sorte que le salarié peut exercer sa profession en respectant à la fois les unes et les autres. Dans d’autres situations, la contradiction entre les obligations professionnelles et les directives des supérieurs n’est qu’apparente et un examen attentif permet d’identifier une conduite qui réconcilie les unes et les autres. Il arrive aussi qu’un dialogue ouvert entre le professionnel et la personne en autorité permette de clarifier ou de nuancer la directive de manière satisfaisante. Le texte qui suit traite uniquement des dilemmes posés par une incompatibilité irréconciliable entre les obligations professionnelles et les directives d’une personne en autorité. En effet, le devoir d’indépendance du professionnel salarié n’a pas un caractère absolu. Il ne peut pas être invoqué pour se soustraire à une directive qui n’est pas incompatible avec ses obligations professionnelles[vi].

 

«Désobéir» à l’Ordre ou à l’employeur?

L’incompatibilité est considérée comme étant irréconciliable uniquement s’il est impossible de respecter la directive sans enfreindre une obligation professionnelle. En termes systémiques, nous parlerions d’une double contrainte scindée[vii] : le professionnel doit choisir entre «désobéir» à son ordre ou à son employeur. Les travailleurs sociaux et les thérapeutes conjugaux et familiaux connaissent bien la détresse éprouvée par leurs clients aux prises avec une double contrainte. Dans ce cas-ci, ce sont eux qui y sont exposés.

 

Le professionnel a le droit et le devoir d’accorder préséance à son obligation professionnelle

Le problème des directives irréconciliables avec les obligations professionnelles paraît inextricable à première vue. Néanmoins, il possède une solution largement reconnue en droit : en cas d’incompatibilité irréconciliable entre une obligation professionnelle et la directive d’une personne en autorité, le professionnel salarié a le droit et le devoir d’accorder la préséance à son obligation professionnelle et d’ignorer la directive incompatible[viii].

En effet, il existe une hiérarchie entre différentes catégories de règles. Les lois professionnelles sont édictées pour la protection de l’intérêt général : elles sont «d’ordre public». Déjà en 1953, la Cour suprême du Canada confirmait ce principe en déclarant sans effet un contrat qui contrevenait à la Loi des architectes[ix]. Des parties à un contrat ne peuvent s’entendre entre elles pour déroger à des règles d’ordre public. La Cour d’appel du Québec l’a répété en 2006 en parlant de la Loi sur les ingénieurs et du Code de déontologie des ingénieurs : «Ces normes s’inscrivent dans l’objectif de protection du public (…)» et «(…) ont préséance sur les termes d’un contrat ou d’une règle ou pratique administrative (…)»[x]. Le Tribunal des professions résumait ce principe en 2005 dans les termes suivants :

«La norme déontologique constitue la norme supérieure, elle est d’ordre et d’intérêt public. Elle n’est pas subordonnée à la relation hiérarchique employeur-employé. (…) Ce qui signifie en pratique que le contrat de travail (…) comprend non seulement ce qui y est exprimé, mais comprend notamment le Code de déontologie et le Code des professions.»[xi]

L’auteure Marie-France Bich (devenue depuis juge à la Cour d’appel du Québec) développait en 1994 le même raisonnement :

«(…) les obligations faites aux professionnels à titre de professionnel, notamment aux termes de leurs codes de déontologie respectifs, l’emportent, en cas d’insoluble conflit, sur les obligations résultant du contrat de travail. À vrai dire, ce n’est pas tant que les premières l’emportent sur les secondes : c’est plutôt que l’employeur d’un professionnel, lorsqu’il embauche celui-ci, est tenu de faire en sorte que son salarié puisse respecter les obligations propres à sa profession.»[xii]

« (…) on peut même présumer que si l’employeur embauche à ce titre un professionnel, c’est pour que ce dernier exécute professionnellement ses obligations, notamment sur le plan éthique. De ce point de vue, le professionnel doit autant à son employeur qu’à son ordre d’exercer sa profession selon les normes et les standards fixés par la loi et les règlements applicables»[xiii].

Ces principes sont bien connus des conseillers en ressources humaines agréés (CRHA) qui exercent dans le réseau de la santé et des services sociaux puisqu’ils s’appliquent aussi à eux en leur qualité de professionnels :

«Ainsi, même si en vertu de l’article 2088 du Code civil du Québec l’employé a un devoir de loyauté envers son employeur, le CRHA ou le CRIA salarié est toujours soumis à ses obligations déontologiques, qui primeront sur son obligation de loyauté envers son employeur (…)»[xiv].

 

Une décision qui exige du courage

Si un professionnel salarié, placé devant une incompatibilité irréconciliable, choisit d’obéir à la directive et d’enfreindre ses obligations professionnelles, sa conduite l’expose à être poursuivi devant le Conseil de discipline de l’Ordre. La directive des personnes en autorité ne pourra pas lui servir d’excuse pour éviter un verdict de culpabilité[xv]. Si le Conseil de discipline impose une radiation temporaire, l’employeur en est informé; et dans le cas de nos membres, le professionnel salarié est généralement suspendu de son emploi pendant sa radiation[xvi]. Bref, un tel choix expose le professionnel salarié à perdre sur tous les tableaux, tout comme son client, son employeur et la protection du public en général.

Au contraire, si le professionnel salarié agit en conformité avec ses obligations professionnelles, quitte à ignorer les directives irréconciliables de personnes en autorité, il s’évite une poursuite disciplinaire de l’Ordre. De plus, sa conduite n’est pas un geste d’insubordination vis-à-vis de son employeur puisque son contrat de travail exige implicitement qu’il se conforme à ses obligations professionnelles. Une pareille décision exige du courage, mais tout le monde y gagne : le professionnel salarié gagne sur tous les tableaux; il protège ses clients et le public en général et l’employeur obtient une prestation de travail accomplie de manière professionnelle, ce qu’il recherchait précisément en embauchant un professionnel.

 

Le droit de gérance n’inclut pas le pouvoir d’exiger une conduite contraire aux obligations professionnelles

Cet article ne prétend nullement interférer avec l’exercice du droit de gérance des établissements de santé et de services sociaux et autres employeurs. Le bureau du syndic, tout comme le reste de l’Ordre, n’a aucun rôle à jouer dans ce domaine. Cela dit, il est clair que le droit de gérance n’inclut pas le pouvoir d’exiger ou d’approuver une conduite contraire aux obligations professionnelles d’un professionnel salarié. Citons de nouveau l’honorable Marie-France Bich :

«L’employeur ne peut donc exiger d’un professionnel que celui-ci se comporte d’une façon contraire aux prescriptions de son code de déontologie, à celles du Code des professions lui-même ou, le cas échéant, à celles de la loi particulière et des règlements qui gouvernent son ordre et sa profession»[xvii].

«Le professionnel qui désobéit à un tel ordre agit légitimement et ne s’expose, en théorie du moins, à aucune sanction : si sanction il y a, toutefois, il pourra la contester selon les voies ordinaires du droit du travail»[xviii].

Ces deux passages ont été repris par la jurisprudence[xix] et, à notre connaissance, jamais contredits. Le Tribunal des professions s’y est référé en 1999 pour déclarer : «Précisons de plus qu’un employeur ne peut imposer des conditions qui soustrairaient un professionnel à ses obligations déontologiques»[xx].

 

Pour conclure

Les obligations de loyauté et d’honnêteté inhérentes au contrat de travail s’imposent au professionnel salarié comme aux autres employés[xxi]. Toutefois, le contrat de travail du professionnel salarié inclut aussi, implicitement, l’ensemble de ses obligations professionnelles. Autrement dit, en acceptant un emploi, le professionnel salarié s’est engagé vis-à-vis de son employeur à fournir un travail conforme à ses obligations professionnelles. S’il a l’impression que des directives entrent en contradiction avec cet engagement, il doit chercher un moyen de respecter à la fois les unes et les autres. Une analyse soigneuse des textes normatifs s’impose à ce stade. Si l’incompatibilité s’avère irréconciliable, il devrait en discuter ouvertement avec les personnes en autorité. En cas d’impasse, la solution consiste à accorder la préséance à ses obligations professionnelles. En agissant ainsi, le professionnel salarié «obéit» à la fois à l’Ordre et à son employeur et demeure fidèle aux valeurs qu’il incarne. Quoique déchirant, ce conflit de loyauté n’existe au fond qu’en apparence : en adoptant la solution proposée dans ce texte, le professionnel salarié demeure fidèle autant à son client, à son employeur et à son ordre… qu’à lui-même.

 


Composer avec les intérêts du client et avec ses propres intérêts en tant qu’employé

Nous vous suggérons fortement de lire également, sur ce même sujet, un texte rédigé par le service du développement professionnel dont voici un extrait : «Quelles sont nos obligations professionnelles à l’égard du client dans le contexte du travail social et du cadre légal québécois? Quelle place doit-on faire à notre rôle d’advocacy? Comment se servir de nos obligations légales et déontologiques comme leviers cliniques, comme outils de changement social?»

 


[i] Cette prise de position a été portée en continu tant sous la présidence de M. Claude Leblond, TS que celle de Mme Guylaine Ouimette, TS depuis au moins le 17 juillet 2015 (Bulletin de l’Ordre, no 126, été 2015, p. 3).

[ii] Cloutier, Geneviève (2017). « Optimisation des pratiques professionnelles : des impacts à ne pas négliger », Mots sociaux. Ce dossier recense notamment les nombreuses déclarations publiques de l’Ordre sur cette question. Pour une discussion des répercussions néfastes de ce phénomène sur la clientèle, sur le bien commun et sur les professionnels eux-mêmes, voir Bégin, L. (2015). Le modèle professionnel québécois et les situations conflictuelles de loyautés multiples : quelques pistes de réflexion. Dans J. Centeno et L.  Bégin (dir.), Les loyautés multiples. Mal-être au travail et enjeux éthiques, Québec : Nota Bene (p. 235-265).

[iv] Code de déontologie, art. 3.05.02.

[v] Code civil du Québec, art. 2085 à 2097. Le contrat d’emploi est souvent tacite; sa formation n’exige pas d’être consignée par écrit.

[vi] Cette précision a été affirmée clairement par le Tribunal des professions dans Couture c. Ingénieurs forestiers (Ordre professionnel des), 2005 QCTP 95.

[vii] La double contrainte classique se compose de deux injonctions contradictoires émises par une seule personne, combinées à une interdiction de commenter leur incompatibilité. La double contrainte scindée est une variante où deux figures d’autorité énoncent chacune une injonction incompatible avec celle de l’autre.

[viii] Bich, Marie-France (1994). « Le professionnel salarié – Considérations civiles et déontologiques », in Poupart, André et al., Le défi du droit nouveau pour les professionnels : Le Code civil du Québec et la réforme du Code des professions, Montréal : Thémis, 45-72.

Cette solution a été confirmée autant en Conseil de discipline qu’en arbitrage de grief; dans Infirmières c McLeod-Doucet, [1992] D.D.C.P. 93, p. 98, le Conseil de discipline déclare : « Les infirmières ont non seulement le droit, mais le devoir de faire valoir leurs opinions (…) ». Dans APTS c CSSS Ahuntsic/Montréal-Nord, 13-2315, l’arbitre de grief Carol Jobin écrit le 7 mars 2016 (par. 313) : « (…) l’abstention d’exercer contrairement aux normes peut prendre la forme non seulement d’un droit, mais aussi d’un devoir de refuser d’obéir à une directive (…) ».

Voir aussi Iannuzi, Pietro (2006). L’obligation de non-concurrence dans les sociétés de professionnels : vers une théorie de liberté de choix contractuelle, Montréal : Wilson & Lafleur, par. 247 : « (…) le statut de professionnel confère à ce dernier un degré d’autonomie dans l’exécution de ses fonctions que le salarié non professionnel ne possède pas. »

[ix] Pauzé c Gauvin, [1954] RCS 15. Le contrat confiait à un ingénieur la confection des plans et devis pour la construction d’un immeuble, alors que la loi réservait cet acte aux seuls architectes.

[x] Tremblay c Dionne, 2006 QCCA 1441, par. 42.

[xi] Couture c. Ingénieurs forestiers, 2005 QCTP 95, par. 107-108.

[xii] Bich, Marie-France, loc. cit., p. 69.

[xiii] Ibid., p. 70. Pour cette raison, l’employeur est justifié de sanctionner le bris par un professionnel salarié de ses obligations professionnelles. Ceci a été reconnu par l’arbitre de grief René Beaupré le 4 avril 2014 dans CSSS Bordeaux–Cartierville-St-Laurent c APTS, RB-1212-10296-QP, en référence au Règlement sur la tenue des dossiers et des cabinets de consultation des psychologues.

[xiv] Thibodeau, Sarah (2012). Être un professionnel salarié… tout un défi !, en ligne sur le site internet de l’Ordre des CRHA et des Conseillers en relations industrielles agréés

[xv] Dans Infirmières c. Langevin, 2006 CanLII 82004 (QC CDOII), le syndic accusait sept infirmiers et infirmières de ne pas avoir évalué adéquatement le maintien en isolement d’un patient. Une infirmière a témoigné s’être conformée à une dérogation signée de la directrice des soins infirmiers qui désignait sur cette unité les éducateurs pour accomplir cette tâche. Le Conseil de discipline a rendu un verdict de culpabilité et précisé que d’exécuter les ordres d’un employeur ne peut constituer une défense valable en cas de manquement aux obligations déontologiques (par. 194 et 199).

Dans  Infirmières c. Pineau, 2012 CanLII 90158 (QC CDOII), le Conseil de discipline a suivi un raisonnement similaire en affirmant : « toutes directives ou coutumes administratives ne peuvent d’aucune manière venir diminuer ou justifier le non-respect de ses obligations professionnelles déontologiques. » (par. 31)

Dans Notaires c Dragon, 2017 CanLII 40962 (QCCDNQ), le Conseil de discipline de la Chambre des notaires vient de confirmer que le passage du temps n’a pas altéré ce principe : « (…) le Conseil est d’avis que Me Dragon contrevient à son obligation d’agir avec dignité professionnelle. Elle doit accorder préséance à ses obligations déontologiques plutôt qu’aux directives de son employeur (…) » (par. 195).

[xvi] En effet, un salarié ne peut pas remplir les fonctions d’un poste libellé sous le titre d’emploi de « travailleur social » ou de « thérapeute conjugal et familial » pendant qu’il n’est pas inscrit au tableau de l’Ordre et ne peut non plus accomplir une activité réservée par le Code des professions.

[xvii] Bich, Marie-France, loc. cit., p. 66.

[xviii] Ibid., p. 67.

[xix] Notamment par le tribunal des professions dans Couture c. Ingénieurs forestiers, 2005 QCTP 95, par. 105 et par le Conseil de discipline des infirmières dans Infirmières c. Langevin, 2006 CanLII 82004 (QC CDOII), par. 204.

[xx] Dembri c Psychologues, 1999 QCTP13 (CanLII), p. 12.

[xxi] Code civil du Québec, art. 2088.