À quels sports ou activités culturelles, pourriez-vous comparer la pratique du travail social? Le vélo nous vient immédiatement à l’esprit. Par la voie de la méthode analogique, nous aborderons certains enjeux incontournables du travail social, soit la nécessité de se définir plutôt que de se laisser définir, d’être plus visible et de travailler en concertation, pas uniquement au niveau pluridisciplinaire, mais aussi avec les enseignants et chercheurs. Le choix des analogies avec le cyclisme vient de notre intérêt pour cette discipline, et des citations de deux êtres singuliers qui ont changé l’histoire.
«La vie c’est comme une bicyclette, il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre » a dit Einstein, l’auteur de la théorie fondamentale de la relativité. Étonnamment, Che Guevara, révolutionnaire et homme politique, devait connaître les mots du physicien théoricien, puisqu’il déclara à son tour, «La révolution c’est comme une bicyclette : quand elle n’avance pas, elle tombe». Dans les deux citations, ces personnages célèbres révèlent que l’importance de l’existence ou d’une cause réside dans l’action. Inspirés par leurs métaphores, tentons d’identifier à notre tour ces analogies possibles entre certains enjeux du travail social et le vélo. Le travailleur social, que ce soit dans le réseau de la santé ou communautaire, est l’un des professionnels les plus amenés à réaliser une multiplicité de démarches, à être plus que quiconque dans le mouvement, à «écraser les pédales et à visser les poignées».1
Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple d’un cycliste, disposant d’un vélo adéquat et surtout de pneus de qualité. S’il se déplace à un rythme atteignant en moyenne les 20 kilomètres/heure, il pourra parcourir près de 200 kilomètres en une journée. S’il part de Pointe-aux-Trembles, dans un intervalle d’environ 12 heures, il se rendra jusqu’à St-Adèle, rencontrera en passant le gardien de la gare de Prévost, personnage incontournable des Laurentides, et reviendra chez lui en soirée, ce qui dans son jargon, signifiera «l’accomplissement d’une bonne journée de travail au bureau».
Si la vitesse compte, la préparation technique et physique, l’implication, l’engagement, la concentration, la volonté, la constance, l’endurance constituent des déterminants encore plus décisifs. Plusieurs de ces qualités sont recherchées en travail social, mais que signifient-elles dans la pratique et quels sont les enjeux qui y sont associés?
Se définir ou se laisser définir
Avant chaque départ, afin d’optimiser le succès de sa randonnée, le cycliste s’assurera de la fiabilité de son équipement, analysera les conditions météorologiques et visualisera son trajet qu’il divisera en étapes. Ceci, en étant conscient que son plan de match pourra changer en une fraction de seconde face à l’imprévu. Il devra prévoir un plan B et plan C.
Une des conditions sine qua non du succès de l’expédition est la maîtrise du parcours, sa connaissance et son contrôle. Dès lors, la distance paraît plus courte et l’obstacle prend une dimension plus humaine.
Le travailleur social aussi, dans une perspective de durée, de distance, est concerné par les orientations qui définiront sa pratique et sur lesquelles il y a nécessité d’agir. D’autant plus qu’elles sont souvent prises par des spécialistes dont il risque de ne jamais connaître ni les noms, ni les domaines de spécialisation. Ceci vaut pour la réforme que nous avons vécue, que nous vivons et aussi pour toutes celles à venir. Même si certains n’y croient plus ou peu, n’y a-t-il impérativité d’accepter les invitations que nous recevons, que ce soit pour l’élaboration d’un guide pour les meilleures pratiques, la reformulation d’une grille d’intervention ou d’un formulaire? Nous connaissons le proverbe, mais nous l’oublions parfois, soit «les absents ont toujours tort».
Même si on imagine que tout est décidé d’avance, qu’on n’ira valider que des décisions déjà prises, tentons d’influencer, à notre mesure, à notre échelle, «les trajets» possibles de notre profession.
La visibilité. L’effet rhizomique et viral?
Quand on se déplace en vélo, pour éviter d’être frappé, même d’être tué certains ajouteront, le cycliste doit être attentif et visible. Le travail social l’est-il assez? Sur la plateforme YouTube et de l’ensemble des médias électroniques, sommes-nous suffisamment présents? À ce titre, le film réalisé par l’Ordre en 2014, «Faire un pas», est nécessairement à voir et à redécouvrir bien que de telles initiatives doivent être renouvelées. Sommes-nous assez visibles, poser la question, n’est-ce pas y répondre? Mots sociaux nous donne une possibilité unique et précieuse de nous exprimer. Quels sont autres chemins à emprunter pour accroître notre rayonnement? Pourquoi pas la recherche de l’effet rhizomique et viral! Nous avons pu contribuer à un reportage avec Radio-Canada portant sur la déficience intellectuelle le 22 décembre 2016 «Une mère dévouée» et observer, sur un site Facebook peu de temps après sa diffusion, qu’il avait été visionné plus de 56 000 fois.
Que ce soit par l’écrit ou par l’image, occupons l’espace. Nous avons découvert, en participant à des comités et groupes de travail, que l’on ignore encore trop les éléments complexes liés à nos actes cliniques et les difficultés que vivent les personnes que nous aidons, tout au moins au niveau de certains programmes comme celui de l’autisme et de la déficience intellectuelle et physique. Il n’y a pas si longtemps, avant de me joindre à une équipe DI-TSA-DP, on nous avait souligné qu’une grande partie de la tâche consistait à donner des subventions du soutien à la famille. Les régimes de protection, les OEMC (outils d’évaluation multiclientèle), les CES (chèques emploi-service pour l’aide à domicile), les rencontres avec les médecins et psychiatres, le partenariat avec le CRDITED, les TÉVA dans écoles (transitions de l’école à la vie active) constituent maintenant les principales étapes du parcours à franchir et qui ne cessent de se transformer. On est loin d’une simple démarche visant le renouvellement d’une subvention. On ne connaît pas assez les défis que nos propres collègues relèvent. Ce qui apparaît plus préoccupant tient à ce que cette ignorance risque de conduire à des orientations qui se situeront à des kilomètres des problèmes sociaux et réalités que nous vivons.
Rouler en peloton ou seul?
Rencontre entre universitaires et praticiens
On sait qu’on évite le frottement de l’air en roulant dans le sillon d’un autre cycliste ou d’un groupement de cyclistes (peloton). Rouler en formation exige un esprit d’équipe. Comme en travail social, on peut atteindre avec une plus grande efficacité les objectifs, si on travaille en concertation. Cela implique une réelle communication interdisciplinaire.
On néglige cependant, un autre aspect de la coopération qui est peu discuté chez les professionnels, celle qui devrait exister avec les enseignants et chercheurs universitaires. Il semble qu’il existe ici une coupure, une césure et pourtant, nous sommes liés par des préoccupations qui se rejoignent. Est-ce à nous d’aller vers eux ou l’inverse? Peut-être que plus personne ne dispose d’un espace-temps suffisant à son agenda pour imaginer des lieux et des moments de rencontres. Actuellement, des ouvrages experts récemment publiés sont à peine connus et discutés entre nous.
Nous entendons toujours dans des rencontres que notre discipline est considérée comme une «science molle». Faudra-t-il l’imposition de questionnaires standardisés avec cases à cocher pour rendre le visage de notre profession plus « scientifique » dans un contexte où le modèle médical risque de dominer si ce n’est pas déjà le cas affirmeront certains? Les chercheurs en travail social ont à nous apporter à ce niveau et doivent s’assurer d’être à la fine pointe des réalités et complexités qui existent sur le terrain. Des mises en commun plus fréquentes sont à souhaiter entre l’intellectuel et le praticien.
Épilogue
À 7 heures du matin, il s’engage sur son vélo afin de profiter du temps frais et d’un vent presque inexistant, arborant un chandail orange dans lequel il ne risque pas de passer inaperçu. Arrivé à Blainville, il se dirige vers Saint-Jérôme pour aller emprunter la piste du train du nord des Laurentides. Son trajet est bien défini. Il ne ressent pas de douleur dans les jambes, le souffle est bon et l’ivresse de la route et de la distance peu à peu l’envahit. Il sait maintenant qu’il ira saluer le gardien de la gare de Prévost et lui acheter un des muffins qu’on y vend à un seul dollar. C’est la meilleure aubaine des Laurentides si on y ajoute la beauté de la Rivière du Nord et ses montagnes aux couleurs flamboyantes en automne.
À la croisée du Parc régional, la pensée du travailleur social émerge peu à peu et se confond avec celle du cycliste. Lui aussi aspire au plaisir, à la liberté, à être bien dans sa peau, dans son rôle et mandat. Mais il y a tant à accomplir, à réaliser et le consultera-t-on? Il a la perception que sa profession est à une étape charnière de son développement et il ne veut pas être relégué à la queue du peloton. Il sait qu’en avant, la vue est plus belle et qu’il devra travailler encore plus fort s’il veut conserver sa position.
«Il ne suffit plus de rouler à la papa, de rester au chaud, de ramasser les casquettes2, mais, bien de venir scier du bois, de voltiger et d’avoir la frite!»3
1. Écraser les pédales et visser les poignées sont des expressions pour les «spécialistes du vélo» qui signifient pédaler avec force et rapidement.
2. Expressions typiques qui signifient rouler tranquillement, presque de façon paresseuse.
3. Scier du bois, voltiger, deux expressions qui signifient pédaler avec intensité, donner tout ce que l’on a. Avoir la frite signifie être en forme, dans une bonne journée. Autrement dit, le travailleur social doit mettre sur le pied sur l’accélérateur face aux enjeux qui marquent la profession. Il doit être, au même titre que le cycliste, donner en quelque sorte son 110% pour garder toute sa pertinence et espérer se faire entendre.21