Quelle interface entre votre vie privée et votre vie professionnelle?

Par | Publié le | dans la catégorie Chroniques du syndic

Le bureau du syndic a traité récemment diverses demandes d’enquête relativement aux agissements d’un membre qui relevaient à première vue de sa vie privée, incluant des publications sur les médias sociaux. Les demandes d’enquête proviennent de clients passés ou présents, mais aussi de parfaits inconnus qui s’attendent à une conduite exemplaire à tous égards de la part des professionnels.

Cet article vise à alerter et à sensibiliser nos lecteurs sur l’existence de vases communicants qui propulsent certaines conduites privées d’un professionnel, dans la sphère de sa vie publique. Il s’inspire d’une conférence organisée en juin dernier par le forum des syndics du Conseil interprofessionnel du Québec (CIQ), sous le titre Quelques réflexions sur les médias sociaux et la faute disciplinaire. Nous présenterons des exemples tirés de la jurisprudence afin d’illustrer ce défi partagé par tous les ordres professionnels : sommes-nous tenus d’agir de manière exemplaire dans toutes les sphères de notre vie? Ou entrons-nous de plain-pied dans les zones grises qui séparent l’éthique publique de la morale privée?

La vie privée des professionnels ne concerne pas l’Ordre, mais…

En règle générale, la conduite privée d’un professionnel ne relève pas de l’autorité de son ordre. Ainsi, des demandes d’enquête dans les situations de divorce du membre, de relation de travail ou de relation professeur-étudiant font l’objet d’une analyse en recevabilité pour vérifier si ces conduites ont un lien avec l’exercice de la profession.

Nos membres sont donc étonnés que certains aspects de leur vie privée puissent tout de même faire l’objet d’une enquête si le geste posé dans la vie privée présente un lien avec l’exercice de la profession et qu’il entache gravement l’honneur et la dignité de la profession[1].

Ainsi, par exemple, le conseil de discipline a récemment jugé qu’un membre de notre ordre avait posé des gestes à caractère sexuel sur une adolescente qui lui était confiée en famille d’accueil. Le conseil a conclu que les gestes reprochés avaient un lien avec l’exercice de la profession (ce que la défense ne contestait pas), malgré le fait que l’adolescente n’était pas la cliente du professionnel[2].

Dans l’affaire CPA c Hamel, 2015 CANLII 4280 (AQC CPA), un comptable opérait une compagnie de production illégale de marijuana. Le tribunal des professions, qui devait déterminer si cette conduite suffisait à couvrir sa profession d’indignité, a opiné dans ces termes :

« le concept de la dignité de la profession prend sa source dans la confiance du public à l’égard de cette profession et dans la rectitude morale de ses membres. Par conséquent, la preuve établie devant le Conseil, selon laquelle l’intimé a produit du cannabis, entache la moralité de l’intimé et est susceptible d’affecter la confiance du public envers la profession de comptable général accrédité ».

Dans Psychoéducateurs c. Rancourt, 2016. CanLII 57008 (QCCDPPQ), un psychoéducateur au sortir d’une relation amoureuse téléphonait à son ancienne compagne, qui était aussi une collègue et amie de longue date, lui laissait des messages insistants sur sa boîte vocale au travail et lui écrivait de manière répétée. Le conseil de discipline fut d’avis que les gestes posés par l’intimé, pour lesquels il avait été condamné, avaient un lien avec l’exercice de la profession de psychoéducation et mettaient en cause les qualités, les aptitudes et les valeurs que doit avoir l’intimé, y compris dans sa vie personnelle.

Dans une autre instance, un psychoéducateur a publié sur Facebook des propos grossiers, offensants et menaçants contre deux personnes qui n’étaient pas ses clients. Plus précisément, il avait qualifié le premier ainsi : « un osti de pourri se sale (sic) car il a tél. à mon Ordre » et en disant dans la seconde « Tu vas assumer ma Chienne ». Or, sur sa page Facebook publique, il avait indiqué son titre professionnel et son diplôme en psychoéducation. Au surplus, les commentaires visaient des gestionnaires d’un établissement bien connu. Dans sa décision, le conseil de discipline a opiné que l’utilisation du titre professionnel lors des gestes posés dans un langage vulgaire en dehors de l’exercice de la profession peut être suffisant pour soumettre ces derniers au contrôle disciplinaire.

La Commission des lésions professionnelles a même jugé que le contenu d’un compte Facebook ne relevait pas du domaine privé, considérant la multitude de personnes qui peuvent y accéder. Ceci prend valeur de rappel à l’effet que toutes les informations publiées sur des médias sociaux peuvent être diffusées à des centaines, voire des milliers de personnes, en très peu de temps.

La liberté d’expression ne peut empêcher un conseil de discipline de sanctionner un professionnel si, dans l’exercice de cette liberté, il commet par ailleurs une violation de son code de déontologie.

Le conseil de discipline de notre ordre a récemment rendu une décision dans une cause où une travailleuse sociale qui avait publié sur Facebook des commentaires sur une personne qui avait supposément commis plusieurs fraudes dans le voisinage. Or, la personne visée avait déjà consulté la travailleuse sociale dans le cadre de sa pratique autonome; et certaines circonstances troublantes étaient parvenues à la connaissance de la professionnelle à la faveur de ces consultations. Le conseil de discipline a conclu à un bris de confidentialité.

En privé ou en public, le jugement est toujours de mise!

Par cette présentation de cas, l’auteure de ces lignes espère avoir illustré la nécessité de demeurer vigilant sur nos propos et sur notre conduite en tant que professionnel, que ce soit dans la sphère publique ou privée. La facilité et la rapidité avec laquelle nos paroles et nos actes peuvent être diffusés sur la toile rendent désormais disponible au monde entier l’interface poreuse entre nos identités personnelle et professionnelle.

 


[1] Code des professions, articles 45, 59.2 et 149.1; voir l’article de Me Maria Gagliardi, secrétaire du conseil de discipline, dans la chronique du syndic de l’automne 2014, Bulletin numéro 124, p. 26.

[2] Le verdict de culpabilité rendu sous l’article 59.2 du Code des professions est actuellement porté en appel, pour d’autres motifs.