Se demander la place, le rôle que l’on destine au travailleur social actuel exige que l’on comprenne d’où il vient, qui il a été à l’origine. On oublie que le travail social a été intimement lié au religieux, même si on veut de moins en moins en reconnaître les liens historiques. Pour ceux qui l’ont oublié ou pour ceux qui ne l’ont jamais su, il n’y a pas si longtemps, mais pour certains cela peut paraître des siècles, ce sont les sœurs religieuses qui aidaient les plus pauvres, les plus démunis. Elles continuent ici leur vocation, mais à leur âge avancé pour la plupart, davantage par leurs prières. Nous retrouvons dans les actes que pose le travailleur social une dimension de foi et de croyance même inconsciente.
Une scène du film, de Norman Jewison « Jésus-Christ Superstar » tiré de la comédie musicale (Tim Rice et Andrew L. Webber) qui est devenue culte, nous apparaît évocatrice. Jésus-Christ dans les temps précédant sa crucifixion, rencontre dans son périple des lépreux qui sortent des grottes de la région du Néguev, du Sud d’Israël. Tous veulent lui toucher espérant le miracle, la guérison de leurs membres amputés. Ils sont si nombreux qu’il finit par s’effondrer, presque anéanti par tant de demandes, d’espérances et d’attentes. Le travailleur social, dans un contexte plus contemporain, n’est certes plus associé au religieux, à un messie réalisant des miracles, mais ne l’est-il pas à un autre culte, celui du super-héros? N’attendons pas de lui qu’il accomplisse aussi quelques exploits, notamment celui de réaliser les tâches du fonctionnaire, celles concernant la reddition de comptes, mais en éteignant les incendies, les crises, tout en évitant les éclaboussures. Intervenir comme si le complexe ne l’était pas, n’existait pas.
Après Superman, Batman, Spiderman, les Avengers et autres super-héros encore méconnus des écrans de cinéma, est-ce que l’on n’exigera pas du travailleur social quelques gestes de nature héroïque? De plus en plus, on lui donne un mandat spécialisé, celui d’intervenir sur le particulier, le fragmentaire, sur des objectifs ayant la dimension de la tête d’une aiguille, avec des tâches cléricales et technocratiques à réaliser qui ne cessent de se multiplier. Une fois rendu sur le terrain, le voilà confronté à une multitude de problématiques qui n’apparaissaient nulle part, sur aucune demande de services. Mandaté pour un problème de comportements d’une adolescente de 14 ans, voilà qu’il découvre un milieu de vie dominé par la précarité, un logement insalubre, un parent aux prises avec la bipolarité et un grand-père manifestant des signes de démence. Le problème identifié d’harmonie parentale en est un de violence et d’inceste. Les exemples comme ceux-ci sont légions, car le psychosocial se situe au cœur de la souffrance humaine et celle-ci apparaît souvent invisible à la première analyse. L’adversité et le tumulte se dévoilent peu à peu. Le voisin tranquille qui n’a pas d’histoire, voilà le véritable mythe.
Même dans la rue de la banlieue où il habite, qui paraît si tranquille, il y a des drames qui s’y vivent ou qui se sont déjà passés, car au malheur nul n’est exclu, le travailleur social le sait plus que quiconque. Le « super-travailleur social », sans autres pouvoirs que ses mots, disposant de moins en moins de moyens pour intervenir, dans un contexte d’aggravation des problèmes sociaux, de réduction de ressources et de surcharge de travail, se trouve à solliciter des services de plus en plus ardus à obtenir, tout en devant se montrer diplomate avec des partenaires souvent peu enclins à prêter une oreille attentive. « Pas dans ma cour, on connaît la chanson »!
À un point tel qu’il n’est pas sûr que les super-héros fictifs, qui font fureur sur les écrans de cinéma, voudraient prendre leur place. Adressons la question à Deadpool ou à Capitaine América! À se demander s’il n’est pas plus facile de s’attaquer à un certain Thanos! Le travailleur social du réseau de la santé est plus qu’un fonctionnaire, plus qu’un gestionnaire de cas. Il demeure, à l’instar de ceux et celles qui ont permis à cette profession, à ce métier de rayonner, un agent de changement, un objecteur de conscience, mais voilà que le religieux revient. On n’échappe pas à son histoire.
« C’est dur d’être un héros »
Quand Robert Charlebois chantait « Je suis un gars ben ordinaire » ou Léo Ferré « Je suis un idole en récitant qu’il n’était qu’un artiste », le croyaient-ils vraiment? On peut affirmer en arrière-scène qu’ils possédaient la conviction de faire leur travail et de vouloir bien le faire. Le travailleur social, à sa manière, tente aussi d’y parvenir. Cependant, les pressions qui s’exercent sur lui se sont intensifiées. Elles proviennent de toute part et non pas uniquement de son institution.
Parmi les plus vulnérables, un premier objectif atteint, une victoire laisse croire qu’il pourra répondre à toutes les demandes. Une réintégration scolaire est accompagnée d’un problème d’électricité, d’une chicane avec la voisine ou d’un compte en banque vide. Certains lui présenteront des demandes irréalistes, espérant obtenir davantage même en étant informé des balises. Lui-même risque d’en arriver à s’imposer des plans de match peu réalistes.
Et puis, il y a l’illusion de se croire véritablement un super-héros, doté de la toute-puissance. Entre l’épuisement ou la « tentation totalitaire », le travailleur social devra être conscient lui aussi de ses forces et limites.
« Dans le film “Héros malgré lui (1992)”, le réalisateur Stephen Frears montre que le héros est celui qui intervient lorsqu’il le doit, qui sauvera des passagers d’un avion écrasé qui va s’enflammer, et retournera ensuite à ses affaires régulières comme si rien ne s’était passé.
Hommage aux travailleuses sociales qui ont ou qui vont quitter
Ne doit-on pas considérer que les travailleuses sociales, et nous utiliserons ici l’accord au féminin, à qui nous voulons rendre hommage, qui ont consacré leur vie à aider les autres dans des contextes où tout était à inventer, à construire, ressemblent sous certains traits à ce héros obscur décrit par le cinéaste.
Elles aussi n’ont pas hésiter, lorsque cela se révélait nécessaire, à « sauter dans la cage aux lions pour sauver l’enfant qui y est tombé » (“Héros malgré lui, Stephen Frears”). Ces femmes de l’ombre que j’ai rencontrées dans mon parcours, qui m’ont tant apporté, qui se sont montrées généreuses de leurs savoirs et connaissances, de leur temps, je leur rends hommage, “chapeau bas”, comme le chantait Barbara, pour leurs réalisations. Pour la plupart, elles n’ont pas rédigé de livres ou d’articles, elles n’ont pas passé à la télévision, elles ont tout simplement réalisé quotidiennement leurs tâches. Merci Édith Blais, Lise Carrier, Liliane…
Vous êtes nombreuses à avoir quitté le réseau dans la série de réformes que nous avons connues et plusieurs autres vont bientôt vous suivre. Trop occupé, trop envahi, nous avons à peine pris le temps de vous saluer, de vous dire que avez été importantes pour nous et pour des générations de familles, d’enfants. Merci pour nous, merci pour elles et merci pour eux. D’autres tenteront, différemment, de poursuivre votre travail mais, nous l’espérons, avec la même conviction, la même détermination, car rien n’est jamais acquis, vous nous l’avez appris.
“Vous êtes nos véritables héroïnes.”