Le drame de cette petite fille décédée à Granby amène tout le monde à se questionner sur l’efficacité et la qualité des services sociaux aux Québec. Et d’après nous, l’organisation même de ces services , ce qu’ils étaient et ce qu’ils sont devenus doit être prise en compte pour mieux comprendre et surtout s’assurer qu’ils répondent le mieux possible aux besoins. Au-delà de cette situation bouleversante, l’actualité nous rappelle régulièrement que notre réseau de la santé et des services sociaux peine à répondre aux besoins de soutien des personnes en difficultés : les pédiatres dénoncent la surmédicalisation des enfants, on assiste à des « ratés » du système hospitalier à prendre en charge les personnes suicidaires et l’accès aux services sociaux est devenu à ce point difficile que les gens en détresse doivent souvent se rendre aux urgences des hôpitaux pour y recevoir de l’aide. Il semble que l’orientation même du réseau public s’appuie sur une vision de plus en plus réductrice de la santé, autour de prérogatives d’efficacité comptable et de soins médicaux. Une des principales conséquences, c’est l’effritement graduel des services sociaux de proximité au profit d’une structure médicalo-centrée (équipes spécialisées, GMF, Super-Cliniques, etc.) qu’on tente d’imposer.
On avait développé, particulièrement avec le déploiement des CLSC, des équipes d’intervenants disponibles à soutenir les personnes et les familles dans leurs difficultés psychosociales générales (conflits familiaux, adaptation à la séparation, éducation des enfants, transition de vie, détresses psychologiques diverses, etc.). La restructuration axée sur la médicalisation et la technocratisation accomplie par les deux dernières réformes (2004 et 2014) aura eu pour effet de préciser l’offre en termes de problématiques précises et de maladies à traiter : les trajectoires de soins, au détriment de cette approche communautaire axée davantage sur le soutien aux familles, les réalités sociales et les besoins sociaux-sanitaires des communautés locales.
En matière de services sociaux de première ligne, ce virage s’avère un échec retentissant! Désormais ce sont des boîtes vocales qui accueillent les demandes d’aide. Les listes d’attentes s’additionnent les unes aux autres. Les processus se complexifient jusqu’à rendre les services psychosociaux quasi inopérants, augmentant ainsi la détresse des gens en attente soit d’un diagnostic psychiatrique, soit d’une quelconque catégorisation (OCCI) devenu pratiquement la seule voie pour la mise en place de services.
Accéder aux services sociaux
À moins d’être un patient inscrit dans un groupe de médecine familiale, d’être une personne déjà prise en charge par le système ou d’être en urgence, il est devenu extrêmement difficile pour une personne vulnérable d’obtenir le soutien d’un intervenant psychosocial pouvant l’aider à traverser une crise ou à prévenir la détérioration de sa situation sociale.
À vrai dire, la demande de la personne en difficulté n’a plus grande importance! Le passage des réformes en santé auront mis en place des mécanismes d’accès aux services qui broient la subjectivité des citoyens afin de faire correspondre leurs besoins « objectivés » aux nouvelles trajectoires de soins, définis en termes de continuums de traitement de maladies ou de conditions prédéterminées.
Le phénomène n’est pas sans lien avec le gigantisme de nos Entreprises en santé, communément appelées les centres de santé et de services sociaux, qui ne peuvent fonctionner sans procédures standardisées pour gérer le flux de demandes provenant d’un territoire éclaté. Ainsi, pour chacun de ces nouveaux silos, ou trajectoires de soins, des étapes d’évaluation se répètent. Et comme il n’est pas rare qu’une personne présente une situation complexe, donc débordant d’une trajectoire rectiligne, alors c’est parti pour une série de rencontres et de discussions entre silos pour décider qui s’en occupera (ou pas).
Enfin, le départ massif de centaines de travailleurs sociaux des accueils des CLSC vers les Groupes de médecines familiales (GMF) a réduit l’offre de services de première ligne. N’offrant leurs services qu’aux patients inscrits, et devenant imputables de plus en plus aux médecins référents et aux programmes spécifiques, les travailleurs sociaux se détachent des communautés et s’éloignent des citoyens les plus vulnérables. Comment peut-on « faire du bureau » dans une clinique médicale alors que les souffrances sociales sont dans la rue et dans les milieux de vie? Et on s’étonne de l’augmentation de prescriptions de psychotropes er de la médicalisation des enfants!
1. Trajectoire de soins, perte de lien et continuum de services
Si on entend beaucoup parler de manquements dans les trajectoires de soins, qu’en est-il du lien social à rétablir avec les personnes les plus vulnérables de notre société? Lien essentiel pour constituer le filet de sécurité nécessaire aux personnes en détresse. Ces personnes démunies qui, trop souvent encore, n’ont pas accès à un médecin de famille. Toutes ces personnes qui appellent la ligne de prévention du suicide ou encore qui se dirigent directement à l’urgence d’un hôpital pour être accueillis dans leur souffrance, et dans l’espoir de faire débloquer leur demande d’aide coincée ou d’enclencher l’orientation vers le « bon » programme-service.
En effet, le déplacement de la demande d’aide d’une liste d’attente à la suivante (programme santé mentale à Soutien à la perte d’autonomie ; GMF à programme jeunesse par exemple), agit tel une soupape, permettant à la fois de juguler le stress exercé sur le système pour éviter que celui-ci ne craque, mais aussi de transformer la demande initiale de l’usager en une demande conforme à une offre de services. Il s’agit de voir à diriger la personne vers la porte d’entrée qui correspond aux trajectoires plutôt que d’adapter l’accès aux particularités et besoins telles que vécues par la personne.
Ainsi, on met l’accent sur le développement d’outils techniques et de procédures correspondant aux particularités des trajectoires plutôt que sur la qualité de l’accueil humain et le suivi personnalisé qui s’opère nonobstant la problématique. On favorise par le fait même le développement d’une culture du « ce n’est pas dans ma cour ». Or c’est sur la base d’un lien personnalisé que se fait l’accompagnement, et dans ces trajectoires anonymes, il est très difficile de le créer. Jamais les services sociaux n’ont été autant fragmentés, séquencés qu’ils ne le sont présentement.
2. Personnes en détresse… en quête du bon diagnostic
Un médecin de l’hôpital nous appelle pour une jeune qu’il ne peut hospitaliser mais qui, de son avis, nécessite prise en charge rapide des services sociaux pour éviter que son problème ne s’aggrave. Cette situation vécue illustre bien le phénomène de la pyramide inversée où dans un contexte de ressources de proximité qui font défaut, les personnes et les familles continuent d’aboutir à l’hôpital.
Depuis 2004, on aura réussi à inculquer chez les gens cette croyance selon laquelle pour avoir accès à du soutien ou de l’aide il faille traduire les difficultés et leurs réponses en termes médicaux. « Je crois que mon enfant a un trouble du spectre de l’autisme, je voudrais qu’il soit référé à un pédopsychiatre, peut-on m’aider? » À force d’entendre parler d’un diagnostic particulier, qui permettrait d’expliquer une souffrance, tout en permettant d’accéder aux services, les gens attendent peu des services de proximité, mais beaucoup des services spécialisés. Or cela génère des attentes immenses qui mènent à l’impuissance…puis à la détresse.
Plusieurs travailleurs sociaux, confrontés aux piètres conditions de travail dans les services généraux qui déclinent, désertent le front pour se réfugier dans les équipes dédiées en fonction d’un diagnostic particulier ou quittent vers les GMF, dont la pratique se limite aux patients inscrits.
Réinvestir dans les services sociaux de proximité
Quinze années de réforme auront suffi à détruire les bases d’un système progressiste -avec ses défauts mais bien équilibré- pour nous faire revenir cinquante ans en arrière. Aujourd’hui les cliniques médicales sont au centre, on traite les malades dans nos supers hôpitaux et les professionnels du social sont tributaires des organisations médicales, en attente d’un diagnostic ou d’une requête pour prendre en charge un de leurs patients.
Le drame de cette jeune femme, Émilie Houle, qui s’est enlevée la vie il y a quelques semaines donne un visage à la souffrance de toutes ses personnes en attente d’une prise en charge suffisamment significative par la qualité du lien plutôt que par des critères organisationnels.
C’est pourquoi l’accès à des services sociaux rapides de première ligne est si important! Or, pour être pertinents, les services sociaux doivent être ouverts, accessibles et ancrés dans leur communauté. Il a d’ailleurs été démontré que l’amélioration de la santé passe par un travail en amont des maladies, sur les déterminants que sont les conditions de vie et le contexte psychosocial dans lequel nous évoluons. L’efficacité du travail social de première ligne repose sur la disponibilité mais aussi sur l’approfondissement d’une relation de confiance avec la personne en situation de vulnérabilité. Or cette relation humaine échappe aux évaluations standardisées, aux protocoles prédéterminés d’épisodes de services! Sans prise en compte globale des difficultés que rencontre une personne en interaction avec son environnement, les trajectoires de soins, par la logique froide qui les traversent, participent à la détresse des gens.
Une véritable première ligne psychosociale ne peut donc être que générale (non nichée dans des programmes spécifiques, donc moins accessibles) et intégrée territorialement, aux couleurs et particularités locales. L’instauration des trajectoires de soins, produites par ces deux réformes hospitalo-centrées, aura contribué à fermer la porte du système public aux personnes en situation de vulnérabilité, davantage exposées aux stress… et à la détresse. C’est pourquoi la prochaine réforme en santé devra repartir des communautés!