La détresse psychologique des producteurs agricoles est un phénomène documenté et reconnu par l’Organisation mondiale de la santé qui estime que le taux de suicide chez les producteurs agricoles est beaucoup plus élevé qu’auprès de la population en général. Ici, au Québec, une nouvelle approche fait son chemin, lentement, mais sûrement : le travail de rang. Nancy Langevin, travailleuse sociale et travailleuse de rang nous parle de ses passions : l’agriculture, le travail social et le travail de rang.
Le parcours de Nancy Langevin : de productrice agricole à travailleuse sociale, à travailleuse de rang
En 2012, à la suite d’une blessure au dos, Nancy Langevin remet en question sa carrière professionnelle après avoir investi 23 ans de sa vie en agriculture. Au même moment, ses beaux-parents tombent malades. « En prenant soin d’eux, j’ai côtoyé leur intervenante sociale et j’ai vu le travail qu’elle accomplissait pour favoriser leur mieux-être. J’ai également réalisé à quel point les personnes aînées avaient besoin d’accompagnement. Ainsi, consciente que je pouvais mettre mon expérience de vie au service de ces personnes, je me suis inscrite au baccalauréat en travail social à l’Université du Québec à Rimouski, campus Lévis ».
À l’époque, Nancy Langevin croyait que sa future nouvelle profession la sortirait de l’agriculture pour de bon. Pourtant, à l’automne 2014, elle doit produire un protocole de recherche dans le cadre d’un cours; quel en était le sujet? Ruralité, région, pauvreté et exclusion! « Me voilà replongée dans l’univers des producteurs agricoles. Immédiatement, les questions se bousculent dans ma tête : pourquoi ne s’intéresse-t-on pas aux agricultrices? Qui se préoccupe de la détresse vécue par les producteurs agricoles? Je suis alors entrée en contact avec Mme Labrecque-Duchesneau (Au Cœur des Familles Agricoles) pour en apprendre davantage sur le sujet. Elle me propose de faire un stage de 30 semaines à la maison ACFA, à Saint-Hyacinthe. Première leçon : chassez l’agriculture de votre vie, elle revient au galop! »
Pourquoi cet intérêt pour la détresse psychologique des producteurs agricoles?
« J’ai personnellement côtoyé la détresse psychologique de très près, nous confie Mme Langevin. En cherchant de l’aide, j’ai constaté que peu de professionnels connaissaient ma réalité d’agricultrice. C’est pour répondre à ce besoin que j’ai décidé de jumeler ma propre expérience dans le domaine à ma formation en travail social pour devenir travailleuse de rang. J’ai ainsi la chance de jumeler mes deux passions : l’agriculture et l’intervention sociale ». Nancy Langevin est présentement la seule travailleuse sociale travailleuse de rang active sur le terrain.
Une clientèle particulière
Nancy Langevin le sait d’expérience : les agriculteurs et les agricultrices ont tendance à se débrouiller seuls lorsque un problème survient : « Ça ne fait pas partie de leur habitude que d’aller chercher de l’aide; ils sont forts, courageux et très débrouillards. De plus, la confidentialité est primordiale, car le milieu agricole est petit et les nouvelles font rapidement le tour du village. Quand ça va mal, tu travailles plus fort pour t’en sortir, un point c’est tout ». Mme Langevin connait bien son monde; elle sait que c’est à elle d’aller vers eux et non l’inverse. « Quand je rencontre des producteurs agricoles, sur leur ferme, pour leur dire ce que je fais dans la vie, je leur parle rapidement de mon expérience en tant que productrice; ils comprennent alors que je fais partie du clan, comme eux, que je sais ce qu’ils vivent. Le lien de confiance se tisse alors très vite ».
Mme Langevin explique que les problématiques vécues par les producteurs agricoles de son territoire (Chaudière – Appalaches) sont variées, allant de l’endettement aux problèmes de couple, en passant par la recherche de relève. « Ce n’est pas toujours évident quand votre lieu de travail est également votre milieu de vie, que vous côtoyez toujours les mêmes personnes, que votre conjoint et vos enfants sont à la fois votre famille et vos collègues de travail. Cette proximité est souvent bénéfique, mais elle peut également être une source de conflit. Impossible de se cacher quand vous travaillez tous ensemble sept jours semaine, de 12 à 14 heures par jour ». Nancy Langevin nous confie qu’il lui arrive même d’intervenir dans les champs ou dans l’étable, parce que ses clients n’ont tout simplement pas le temps de s’arrêter. « J’ai même proposé à un producteur de l’accompagner sur son tracteur pour avoir le temps de l’écouter, de lui parler; il n’y a qu’une travailleuse sociale travailleuse de rang pour penser à ça et pour proposer ce type d’intervention! »
Lorsqu’un couple vit une séparation, l’agriculteur ou l’agricultrice tombe rapidement en déséquilibre. Contrairement à ce qui se passe habituellement « en ville », où les gens peuvent racheter la part de l’autre dans la résidence familiale, en agriculture, la résidence appartient généralement à l’entreprise. Donc, l’ex-belle-fille ou l’ex-beau-fils doit tout simplement quitter la maison en plus de perdre son conjoint, son emploi et sa passion. Sa vie professionnelle et familiale s’en trouve bien sûr très affectée. Un sentiment d’injustice peut s’ajouter à cela lorsque leur contribution à l’entreprise n’est pas reconnue adéquatement.
Pourquoi le travail de rang est-il taillé sur mesure pour les travailleurs sociaux?
Depuis toujours, les travailleurs sociaux œuvrent dans le champ de la santé mentale, que ce soit dans le réseau de la santé et des services sociaux, en milieu communautaire ou en pratique autonome. Les interventions menées et les stratégies élaborées par le travailleur social, en collaboration avec la personne, prennent en compte le caractère unique de chaque individu et de chaque situation, dans le but ultime de produire des changements significatifs pour la personne au plan personnel et interactionnel, réduisant ainsi – ou faisant même disparaître – la détresse émotionnelle et la souffrance sociale. À cet égard, la portée de l’intervention sociale se veut clairement thérapeutique. Ainsi, l’intervention sociale des travailleurs sociaux doit être considérée parmi les pratiques essentielles en matière de santé mentale, non seulement dans une perspective de traitement, mais également de promotion et de prévention.
L’approche systémique des travailleurs sociaux – la prise en compte de l’individu et de tous les systèmes pouvant influencer sa situation – est donc taillée sur mesure pour l’intervention auprès des producteurs agricoles, chez qui la détresse psychologique est souvent la conséquence d’une accumulation de facteurs qui interagissent les uns avec les autres. Voilà pourquoi les travailleurs sociaux sont les professionnels tout désignés pour pratiquer en tant que travailleurs de rang. Enfin, comme le souligne Mme Langevin, une solide connaissance de l’univers des producteurs agricoles est un atout essentiel pour exercer en tant que travailleur de rang.
L’exemple de Chaudière-Appalaches; un modèle exportable ailleurs au Québec?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Nancy Langevin ne relève pas du CISSS de sa région. Son employeur est l’Association au Cœur des Familles Agricoles (ACFA) de Saint-Hyacinthe. Cela dit, Mme Langevin a développé une excellente collaboration avec le personnel du CISSS. « Je suis devenue un peu une courroie de transmission, la porte d’entrée vers les services sociaux tant du réseau que du milieu communautaire », dit elle.
Des échanges auraient lieu entre l’ACFA, le ministère de la Santé et des Services sociaux (via les CIUSSS et CISSS) et d’autres organismes, dans plusieurs régions, dans le but ultime d’ouvrir d’autres postes de travailleuses de rang. Bien sûr, la bonne volonté des instances en cause ne sera pas suffisante; pour mener le projet à terme, il faudra que l’État et d’autres partenaires ayant à cœur le bien-être psychologique des producteurs agricoles acceptent d’investir. À ce chapitre, l’Union des producteurs agricoles du Québec (UPA) semble un partenaire incontournable. À cet effet, le site Vivre sur une ferme, de l’UPA, vous en apprendra davantage sur la position de l’organisme sur ce sujet. De son côté, l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec offre son entière collaboration aux instances concernées afin que le dossier chemine le plus rapidement possible.
Nourrir le Québec : un défi de taille, semé d’embûches
En guise de conclusion, Mme Langevin y va de cette pensée : « Nous avons tous besoin de nous nourrir. Nous avons donc besoin d’une agriculture en santé et ça commence par des agriculteurs et des agricultrices en santé. Je souhaite que dans un avenir proche les producteurs agricoles de toutes les régions du Québec puissent compter sur l’aide de travailleuses de rang qui, comme moi, connaitront leur réalité et seront en mesure de les aider à retrouver l’équilibre nécessaire pour aller de l’avant ».
Saviez-vous que?
Au Cœur des familles agricoles
Au Cœur des Familles Agricoles (ACFA) est un organisme à vocation sociale qui a vu le jour en 2001. Sa fondatrice, Mme Maria Labrecque-Duchesneau – intervenante psychosociale issue du milieu agricole – lui donne pour mission d’apporter écoute, support et réconfort aux producteurs agricoles. C’est ainsi qu’elle donne naissance à l’appellation « travailleuse de rang », clin d’œil aux travailleurs de rue que l’on retrouve en milieu urbain et qui œuvrent auprès d’une clientèle bien spécifique, peu encline à solliciter de l’aide, et dont il faut aller à la rencontre.
Un producteur agricole sur deux souffre de détresse psychologique
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS) les producteurs agricoles exercent l’un des métiers les plus à risque de détresse psychologique et de suicide. Et le phénomène n’est pas nouveau; plusieurs observateurs de la réalité rurale estiment en effet que les problèmes liés au stress et à l’isolement des producteurs agricoles sont les mêmes depuis des décennies. De plus, une enquête effectuée en 2006[1] indique qu’un producteur agricole sur deux souffre de détresse psychologique, comparativement à 17,5 %, en 1997. Pendant la même période, le taux de détresse auprès de la population québécoise en général était de 20 %.
Le principal atout du travailleur de rang : sa connaissance du milieu agricole
Dans un document intitulé Le travailleur de rang; une plus-value pour une qualité de vie en milieu rural, l’organisme Au Cœur des Familles Agricoles écrit ceci : « Les forces et défis du projet (…) montrent que les interventions du travailleur de rang [reposent] sur sa connaissance du milieu agricole, son authenticité, ses compétences et sa capacité de gagner la confiance des producteurs et des familles agricoles. Sa capacité d’intervenir, au besoin, auprès de la clientèle avant même qu’elle ne fasse une demande d’aide est également appréciée ».
L’UPA et la santé psychologique des producteurs agricoles
L’Union des producteurs agricoles (UPA) s’est donné comme objectif de développer, avec des partenaires, une stratégie de sensibilisation à la détresse vécue par les producteurs agricoles. Depuis 2017, l’UPA collabore avec l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS) pour former des sentinelles[2] en milieu agricole afin de repérer les signes de détresse ou les changements de comportement chez les producteurs possiblement vulnérables, établir un contact avec eux et assurer un lien avec les ressources d’aide. Six cents personnes ont déjà suivi cette formation. Parmi ces sentinelles, on trouve des agriculteurs et des professionnels de l’agroalimentaire tels que des vétérinaires, des camionneurs et des agronomes.
[1] G Lafleur, M-A. Allard, Enquête sur la santé psychologique des producteurs agricoles du Québec, rapport final présenté à la Coop Fédérée Par Ginette Lafleur Marie-Alexia Allard Août 2006. Consulté en ligne : http://www.crise.ca/pdf/lafleur-rapport-coop-2006.pdf
[2] Agir en sentinelle pour la prévention du suicide, Marcel Groleau, président général, UPA, 21 juin 2017.