Dans le concert de critiques portant sur la réforme de la santé et des services sociaux, concert auquel le ministre semble résolument sourd, on entend peu parler de l’impact sur les services autres que médicaux et hospitaliers. On oublie trop qu’au Québec le réseau de la santé et des services sociaux englobe des secteurs aussi distincts que la protection de la jeunesse, les services aux familles en difficulté, le soutien aux personnes en situation de handicap, l’aide aux personnes âgées à domicile, aux prises avec un problème de toxicomanie, etc. Pourtant, s’il y a un pan de notre réseau de la santé et des services sociaux affecté par cette réforme, c’est bien celui des services de proximité, précisément l’intervention psychosociale, la réadaptation et les services de soutien auprès des personnes en situations de vulnérabilité et de détresse sociale.
La réforme du ministre Barrette marque un recul majeur en termes du rôle de l’État et du secteur public dans l’aide et le soutien psychosocial aux personnes, familles et groupes marginalisés. La centralisation des pouvoirs et l’inévitable lourdeur administrative dans les gigantesques CIUSSS et CISSS se traduisent par un rétrécissement et une rigidité des processus d’accès, une technocratisation des démarches au détriment de la création du lien de confiance avec la personne, la nécessité pour les citoyens de traduire leurs difficultés psychosociales en des termes permettant d’être inscrits dans une «trajectoire de soins». Quand les listes d’attente pour obtenir un service social ne s’allongent pas, c’est parce que les citoyens dans le besoin sont dirigés ailleurs ou se dirigent eux-mêmes ailleurs pour frapper à d’autres portes, ne sachant ni par où ni comment obtenir le bon service.
Réduire la santé à des soins médicaux
Les personnes en souffrance psychosociale, en situation de handicap, de pauvreté ou de dépendance ne sont pas malades et, conséquemment, ne devraient pas attendre l’évaluation médicale, puis le diagnostic, pour obtenir un service (certains sont même surmédicalisés). À titre d’exemple, les besoins de soutien à domicile ou en hébergement, ne seront pas comblés par l’amélioration des actes médicaux. La diminution de la détresse psychosociale de certaines familles passe plutôt par une amélioration des conditions de vie et le renforcement de leur capacité d’agir sans avoir besoin qu’elles ne deviennent des patients, même en les qualifiant de «patients-partenaires». Le travail sur le contexte de vie et les déterminants sociaux doit être intégré aux interventions cliniques individuelles des professionnels, et non pas seulement faire l’objet de programme promotion/prévention en santé publique. D’ailleurs, l’article 1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (S-4.2) oblige à viser l’amélioration, non pas seulement de la capacité physique, mais aussi «psychique et sociale des personnes d’agir dans leur milieu et d’accomplir les rôles qu’elles entendent assumer».
Or, en faisant disparaître les instances locales de services pour les remplacer par des «trajectoires» prenant en charge les «patients», la réforme du ministre Barrette s’écarte de ce premier principe de la Loi sur les services de santé et sur les services sociaux. On se défend sur les tribunes d’avoir éliminé les interventions menées en silos «verticaux», c’est-à-dire celles relevant de la première ligne (services dans la communauté) et de celles menées en deuxième ligne (dans les hôpitaux) qui nuisaient aux administrations. Pourtant, on a recréé d’autres silos, horizontaux cette fois, séparant les grandes trajectoires de services, mais nuisant à la clientèle dont les besoins ne correspondent pas toujours à une trajectoire définie. À titre d’exemple, une personne qui vit une perte d’autonomie physique mais qui, par ailleurs, a reçu un diagnostic de maladie mentale se voit jeter dans un flou administratif, n’ayant aucun intervenant désigné à qui se référer, en attendant qu’un éventuel comité délibère sur un «compromis de services».
Force est de le reconnaître, avec cette dernière grande réforme, on a vraiment perdu l’appartenance à nos communautés. Comme si les services sociaux pouvaient se passer du contexte dans lequel s’inscrivent leurs actions. Il n’y a plus d’établissement, ni d’instance locale ni de Centre local de services communautaires. Il ne reste du passage de cet ouragan qu’une mégastructure, froide, facilement assimilable à une multinationale comptant parfois plus de 15 000 employés sur de vastes territoires dont les réalités socio-économiques et culturelles n’ont souvent rien en commun. Comment peut-on prétendre offrir «des services de proximité» quand on réduit le champ d’action d’un intervenant à un programme prédéterminé par les normes administratives et par des pratiques standardisées rigidifiées et qu’on lui demande, en même temps, de couvrir un territoire comprenant parfois plus de cinq communautés différentes?
De la perte de sens pour les intervenants
On constate les impacts de cette réforme sur le terrain par la démobilisation des intervenants (quand ce n’est pas en congé de maladie ou en départ précipité à la retraite). D’un côté, les besoins de leur clientèle ne font plus le poids devant les besoins des salles urgences, les délais d’attente en chirurgie et les autres besoins de traitement médicaux. De l’autre, l’ampleur et la précipitation de cette centralisation administrative font en sorte que plus personne n’est vraiment imputable des services. Les processus sont alourdis jusqu’à l’absurde dans des structures de soutien administratif qu’on a éclatées en même temps qu’on les réduisait (les équipes de soutien administratif ont été réduites un peu partout de 30% et complètement restructurées régionalement).
S’il s’est installé une forme de cynisme chez les intervenants du terrain, c’est aussi en raison de l’impuissance ressentie. Les priorités dans leurs interventions ne sont plus dictées par leur jugement clinique, mais par des technocraties désincarnées qui s’appuient sur une vision de la performance tellement éloignée des particularités singulières des situations de souffrance sociale qu’elle en devient totalement abstraite pour le clinicien. L’impact sur les personnes vulnérables se traduit par une intensité insuffisante des services de soutien et par la difficulté à recevoir un accompagnement personnalisé de qualité. Les personnes en difficultés sociales ou psychologiques doivent maintenant être malades ou en crise pour être aidées.
Pour un retour à un équilibre des forces au bénéfice des communautés
En à peine deux ans, ce gouvernement est en train d’achever la transformation du réseau de la santé et des services sociaux du Québec en un ministère des Affaires médicales, au grand dam des médecins dont on ne respecte même plus, non plus, l’opinion professionnelle! Il semble que pour Dr Barrette nous sommes tous ses patients, que nous soyons citoyens, employés du réseau, professionnels ou gestionnaires et que lui seul peut nous diagnostiquer et nous prescrire le traitement. Avoir une vision différente, fusse-t-elle appuyée sur des expériences démontrées ou sur des analyses documentées, correspond pour lui à remettre en question son opinion de médecin spécialiste, ce qui est inconcevable. Sa vision étroite des soins médicaux doit seule pouvoir garantir la santé des québécois.
Or, comme travailleurs sociaux, nous sommes convaincus que pour répondre adéquatement aux besoins sociaux et de santé des citoyens québécois, il faille faire marche arrière afin de permettre à nouveau à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action c’est-à-dire aux équipes de proximité, à des instances locales, à des petits établissements, d’assumer la responsabilité de la santé des citoyens.
Nous sommes aussi convaincus qu’une intervention sociale de qualité auprès des personnes vulnérables exige une disponibilité, une présence et un accompagnement personnalisé qui s’articulent à partir de la singularité des situations et du jugement professionnel d’abord, plutôt qu’à partir de directives administratives.
C’est pourquoi nous croyons que le recadrage actuel du réseau de la santé et des services sociaux minimise l’importance du soutien aux besoins essentiels des clientèles vulnérables et réduit la possibilité d’interventions sociales agissant sur les déterminants sociaux de la santé. Notre réseau public se démarquait par l’intégration structurelle de la santé et des services sociaux, ce que ce gouvernement est en train de le démanteler. Cela se traduira inévitablement en termes de coûts sociaux inestimables.
Martin Robert, travailleur social retraité, aillant œuvré dans le Réseau pendant 35 ans, à titre de travailleur social et gestionnaire. David Bergeron, travailleur social en Estrie.