J’ai été invité à contribuer au présent numéro du Bulletin portant sur les déterminants sociaux de la santé par des étudiantes en travail social. Lorsque j’ai ouvert la discussion sur le sujet, en classe, j’ai tenté de savoir en quoi et comment elles percevaient les liens entre les activités professionnelles et les déterminants sociaux de la santé.
Dans leur argumentaire, les étudiantes ont indiqué que c’est en fonction des éléments qui nous distinguent comme travailleurs sociaux que nous devons comprendre les liens entre les déterminants sociaux de la santé et nos activités professionnelles.
C’est donc ces liens entre les déterminants sociaux et les activités professionnelles des travailleurs sociaux que j’explorerai à travers les éléments distinctifs de la profession dans cette série de textes.
1ER TRAIT DISTINCTIF :
L’objet d’étude et d’intervention : l’individu et son environnement
Parce qu’il semble acquis en travail social d’envisager la personne en corrélation constante avec son environnement, on sup- pose que les travailleurs sociaux peuvent agir à la fois auprès des individus (pratiques directes) et auprès de leur environnement (pratiques indirectes). Or, pour les étudiants, il faut aller plus loin que ce premier regard pour donner un sens aux interactions dans les interventions psychosociales. En effet, selon elles, en s’attardant uniquement à l’individu, en l’isolant de son environnement, en étudiant que sa logique endogène, on obtient un regard incomplet qui ne permet pas d’expliquer son mal-être. De même, si on ne s’attarde qu’à l’environnement ex- terne de l’individu (logique exogène) pour comprendre et expliquer ce qui l’interpelle ou comment on doit mobiliser un réseau de systèmes divers pour résorber le mal-être en question, on peut aussi rater des éléments importants. Partant de là, les étudiantes croient que la mise en commun des logiques endogènes et exogènes en travail social permet d’avoir une vue psychosociale des problématiques humaines et d’agir de façon directe ou indirecte auprès des individus. Cet éventail de possibilités peut, selon elles, maximiser le mieux-être des individus-en-situation. Ainsi, la maximisation du mieux-être des individus-en-situation serait cet angle de légitimation qui donne toute sa puissance à l’objet d’étude et d’intervention en travail social, voire, aux théories, aux méthodes et aux pratiques qui s’y rapportent.
Bien qu’il existe différentes approches théoriques ou méthodologiques en travail social pour répondre aux besoins psychosociaux des individus ou des collectivités, les étudiantes sont d’avis qu’il est plutôt rare qu’un professionnel doive évaluer, formuler son opinion professionnelle ou se forger un jugement professionnel en se limitant à l’ana- lyse d’un individu dans sa logique endogène. En effet, avant de cibler un problème, un plan d’intervention ou des angles d’intervention, avant de justifier les raisons pour lesquelles on décide d’agir de telle façon, le professionnel aura toujours, sur le plan ana- lytique et via l’évaluation du fonctionnement social, à contextualiser la demande, c’est-à-dire, à chercher à saisir en quoi et comment l’environnement, la logique exogène, influent sur le vécu des individus. Or, si les travailleurs sociaux doivent déterminer les impacts des facteurs environnementaux sur le vécu des individus et vice versa, ils doivent aussi cibler les potentialités de ces mêmes facteurs qui peuvent s’avérer de puissants leviers permettant aux individus d’atteindre un mieux-être, d’améliorer leur fonctionnement social. Ainsi, dans leurs façons même de percevoir les individus, leur environnement, ce qui les interpelle et les façons de leur venir en aide, les travailleurs sociaux tiennent compte de causes qui dépassent largement les individus pris isolément. Ces causes relèvent directement des déterminants sociaux de la santé et du bien-être.
2E TRAIT DISTINCTIF :
La définition des activités professionnelles qui consistent à : « Évaluer le fonctionnement social, déterminer un plan d’intervention et en assurer la mise en œuvre ainsi que soutenir et rétablir le fonctionnement social de la personne en réciprocité avec son milieu dans le but de favoriser le développement optimal de l’être humain en interaction avec son environnement »
Ce deuxième trait distinctif est central. En plus de s’appuyer sur l’objet d’étude et d’intervention, il précise les champs d’exercices du travail social. Si les étudiantes le trouvent important, c’est que ce segment induit l’idée que le développement optimal des individus s’envisage à partir de la qualité de l’interaction qu’ont ces derniers avec leur environnement, à partir de la force qui lie les êtres humains entre eux. Les étudiantes affirment que toutes les étapes du continuum d’intervention en travail social sont et demeurent imprégnées par ce postulat en travail social. Par exemple, pour justifier que dans l’évaluation du fonctionnement social, dans la formulation de l’opinion professionnelle ou dans le plan d’intervention (PI), il y a cette prise en compte des interactions constantes entre les individus et leur environnement, elles citent trois documents de l’OTSTCFQ. Elles réfèrent d’abord à un modèle d’évaluation et de PI dans l’Annexe I du Guide de normes pour la tenue des dossiers et des cabinets de consultation, où, disent- elles, on trouve l’ossature des angles évaluatifs propres au travail social. Pour étayer leurs propos, elles font également référence au Cadre de référence de 2011 qui porte spécifiquement sur les étapes de l’évaluation du fonctionnement social. Enfin, elles citent des éléments du Glossaire dans le Référentiel d’activité professionnelle lié à l’exercice de la profession de travailleuse sociale ou travailleur social au Québec.
Donc, pour les étudiantes, si les travailleurs sociaux croient profondément en la puissance que peut représenter le lien de l’humain à son milieu social, c’est qu’ils sont en mesure d’évaluer les conséquences lorsque le lien est problématique. En d’autres termes, un travail bien fait en travail social cherche à susciter chez les clientèles des interactions sociales satisfaisantes.
Lorsque je demande aux étudiantes si elles croient que l’amélioration du fonctionnement social peut vouloir dire autre chose que l’idée d’amener des individus à déployer leurs capacités d’accomplir leurs rôles et/ou de se réaliser pleinement au sein de la société, elles fournissent des exemples intéressants. En s’appuyant sur les stages de formation pratique en travail social, elles expliquent pourquoi on demande aux stagiaires de bien connaître le milieu dans lequel évoluent les clientèles susceptibles de recourir à leurs services. C’est qu’à leur avis, bien souvent, des individus vulnérables sur le plan psychosocial ne sont pas en mesure de satisfaire leurs besoins psychosociaux et d’utiliser leurs propres ressources, les ressources familiales ou environnementales en vue d’atteindre un mieux-être. À ce titre, et lorsqu’ils accompagnent ces mêmes individus, les travailleurs sociaux doivent s’assurer qu’ils sont en mesure d’utiliser leurs ressources personnelles, familiales et environnementales en vue de répondre à leurs besoins psychosociaux et communautaires. Cette façon de faire qui vise à « mettre en place des conditions favorisant les capacités des personnes, des groupes et des collectivités à réaliser leurs potentialités, leurs aspirations et à répondre à leurs besoins psychosociaux et communautaires, par des interactions sociales satisfaisantes1 », constitue, pour les étudiantes, la raison d’être du travail social. Toutefois, leur souci de rétablir le fonctionnement social des personnes en réciprocité avec leur milieu ne s’arrête pas là; elles savent que de nos jours, les familles, les groupes et les collectivités sont soumis à des conditions d’existence précaires sur les plans psychosocial, socio-économique, politique et juridique. Des conditions qui les obligent parfois à demeurer dans une forme d’impuissance ou d’incapacité d’agir. Par conséquent, les étudiantes sont d’avis que pour faire émerger les forces et les potentialités des individus et des collectivités, afin qu’ils puissent reconquérir leur capacité d’agir ou pour leur permettre de changer leurs conditions d’existence, voire, les institutions et la société en vue d’atteindre un mieux-être individuel et collectif, il faut agir sur les déterminants/causes derrières les bouleversements sociaux. Ce travail qui vise l’amélioration des conditions d’existence précaires, en plus d’impliquer la prise en compte des déterminants sociaux, sous-tend chez les travailleurs sociaux le désir d’aider les individus, les familles, les groupes et les collectivités à mobiliser, par des interactions sociales stimulantes, leurs capacités, leurs ressources et leurs forces communes en vue de transformer leurs conditions d’existence.
3E TRAIT DISTINCTIF :
La promotion de la justice sociale et la défense des droits et libertés
Pour les étudiantes, il semble évident que si les travailleuses sociales sont appelées à s’engager pour promouvoir la justice sociale et la défense des droits et libertés, elles doivent avoir une connaissance de base des conditions de vie capables de générer de l’injustice, des problèmes sociaux ou de porter atteindre « à la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine », voire, au plein exercice des droits et libertés. À ce titre, elles sont d’avis que si c’est pratiquement impossible en travail social d’envisager le développement optimal des individus dans une société injuste, il faut en arriver à expliquer les déterminants des injustices, mais aussi, s’intéresser aux actions, aux compétences et aux savoirs capables de favoriser la justice sociale, la défense des droits et libertés. Autrement dit, si les étudiantes disent qu’elles doivent comprendre les facteurs qui produisent de l’injustice ou des atteintes aux droits et libertés humaines, elles doivent aussi pouvoir envisager des solutions pour assurer une société juste, pour permettre une émancipation des individus par le droit.
Lorsque je leur demande des exemples concrets capables d’appuyer leurs dires, les étudiantes ont d’abord cité des éléments juridiques se trouvant notamment dans la Déclaration de Philadelphie de 1944 et la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Mais c’est surtout en s’appuyant sur un exercice de comparaison entre les énoncés de compétences et de savoirs contenus dans le Référentiel de compétences des travailleuses sociales et des travailleurs sociaux de 2012 et les sept capacités générales que doivent posséder les travailleuses sociales et servant à montrer leur culture juridique qu’elles ont pu partager des exemples concrets. En plus d’affirmer qu’au cœur même des compétences et des savoirs des professionnelles, il y a ce souci pour la promotion de la justice sociale et la défense les droits et libertés, les étudiantes ont indiqué que pour chaque individu rencontré dans le cadre de leur stage de formation pratique, elles se sont efforcées de toujours saisir les angles des demandes psychosociales qui ont pour origine des problèmes d’injustice ou des problèmes de droit. Cela nous prouve, encore une fois, que leur regard comprend un va-et- vient constant entre une analyse qui s’efforce d’identifier les facteurs qui déterminent le mal-être des individus et un vouloir-faire qui cherche à orienter l’action d’intervention en vue d’assurer le bien-être de ces mêmes individus-en-situation.
4E TRAIT DISTINCTIF :
Les finalités suivantes qui encadrent et définissent la profession : « favoriser le développement social, tant en développant des solidarités qu’en dénonçant la discrimination et l’oppression »
En corrélation avec les traits distinctifs exposés plus haut, les étudiantes rappellent que si elles sont appelées à comprendre les problèmes sociaux qui marquent notre temps, cette compréhension doit se rattacher à une visée de ce qu’elles souhaitent pour résoudre les problèmes sociaux, à un horizon de possibilité capable de générer des solidarités et le contraire de ce qui produit la discrimination ou l’oppression. À ce titre, elles croient que pour dégager les principes de base d’une société juste ou pour vouloir s’engager à défendre les droits et libertés, il est nécessaire de poursuivre un but susceptible de recueillir un large concensus dans nos sociétés, qui vise à s’assurer que soit toujours possible, en tout temps, et tout lieu : la réalisation du bien-être individuel et collectif. Lorsque je questionne alors les étudiantes sur ce qu’elles entendent par la réalisation de ce bien-être individuel et collectif, elles s’inspirent de l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui défend le précepte que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté ».
Les étudiantes avancent que la réalisation du droit à un niveau de vie suffisant ou à la sécurité ne relèvent pas du seul pouvoir des individus pris isolément, mais implique la mise en commun des volontés, des intérêts et des capacités d’agir ensemble, ce qui, pour elles, appelle inévitablement l’esprit du développement social propre à la profession. Certes, si s’engager à améliorer la qualité de vie des individus et des collectivités fait écho à cette capacité à identifier ce qui favorise ou non des conditions de vie décentes, cela oblige, par ricochet, à demeurer critique face aux actions ou aux inactions politiques, juridiques et économiques en la matière. À cet effet, les étudiantes indiquent que cette même base critique, lorsqu’elle demeure ancrée à cette visée du bien-être individuel et collectif qu’appelle l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, implique de pouvoir connaître et d’agir sur les facteurs socioéconomiques (revenus, emplois, conditions de travail, accès à de la nourriture, à un logement, à des services de santé et des services sociaux gratuits, le niveau de scolarité, le soutien social, etc.) responsables du bien-être des individus et des collectivités. Il en résulte alors que si les travailleuses sociales sont les témoins d’une offense aux droits sociaux et économiques que balise l’article 25, ou bien à toutes formes d’atteintes à la dignité humaine et susceptibles de verser dans des formes de discrimination ou d’oppression pour des motifs comme l’âge, l’ascendance, l’origine ethnique, la citoyenneté, le lieu d’origine, les croyances religieuses, un handicap, l’identité et l’orientation sexuelle, elles devront dénoncer la situation. Lorsque je les questionne pour savoir ce qu’elles font pour demeurer informées des atteintes à la dignité ou des droits et libertés humaines, elles citent les différents rapports du Comité de l’ONU pour les droits sociaux, économiques et culturels remis aux gouvernements successifs à Ottawa, les récentes prises de position de l’Organisation internationale du travail, etc.
5E TRAIT DISTINCTIF :
La croyance en la capacité d’autodétermination des individus, des couples, des familles, des petits groupes et des collectivités
En fonction des points qui précèdent, on peut déduire que pour les travailleuses sociales, il est important de respecter la capacité d’autodétermination ou la puissance d’agir des individus, des couples, des familles, des petits groupes et des collectivités, surtout lorsqu’il est question de les accompagner afin qu’ils améliorent leur condition/qualité de vie, leur fonctionnement social. Les étudiantes rappellent que cette croyance en la capacité d’agir des individus-en-situation s’appuie sur les travaux de plusieurs chercheurs ou théoriciens et repose, pour l’essentiel, sur cette conviction que l’être humain n’est pas seulement déterminé par les conditions « biologiques, psychologiques et sociologiques, ou encore de l’hérédité et de son environnement », il possède une capacitation non négligeable : le pouvoir de choisir. Un pouvoir de faire des choix, mais aussi de prendre des décisions et d’agir en fonction de valeurs, de normes ou de finalités quelconques. Ce pouvoir, pensent les étudiantes, est très important, car il mène à l’idée que l’individu ou les individus ont la possibilité de liberté dans leurs agirs, qu’ils ne sont pas uniquement conditionnés par leurs logiques endogènes ou exogènes. En effet, si les travailleuses sociales sont appelées à tenir compte des conditions biopsychosociales des individus-en-situation lorsqu’elles cherchent à améliorer leur fonctionnement social, elles doivent aussi avoir la conviction qu’au-delà des déterminismes biologiques, inconscients, psychiques ou environnementaux, les individus ont en eux et autour d’eux les éléments leur permettant de manifester une puissance d’agir capable de les aider à atteindre un mieux-être, à modifier leurs conditions de vie difficiles.
Lorsque j’interpelle les étudiantes et leur demande de clarifier d’autres éléments que renferme cette conviction en l’auto- détermination des individus-en-situation, elles précisent d’une même voix qu’en plus de véhiculer cette croyance en « la capacité de chaque être humain d’être acteur autonome de sa vie et de participer pleinement à la transformation du monde », ladite conviction postule que « même dans les groupes les plus dominés et aliénés, les individus peuvent parvenir à percevoir la possibilité de transformation de leur situation, à croire en leur capacité d’y arriver, à identifier et à exprimer leurs intérêts et leurs désirs ainsi qu’à s’impliquer activement dans la transformation de la société dans ce sens ».
Somme toute, si les individus possèdent en eux-mêmes (logique endogène), mais aussi grâce à leur interaction constante avec leur environnement (logiques exogènes) les capacités de relever les défis qui les interpellent au quotidien, mais aussi de changer les conditions de vie difficiles sur les plans psychosociaux, économiques, politiques et juridiques, voire, de transformer les institutions et le monde, on peut mieux comprendre le quatrième trait distinctif décrit plus haut et qui cherche à favoriser le développement social, tant en développant des solidarités qu’en dénonçant la discrimination et l’oppression. D’ailleurs, cette puissance d’agir ensemble, disent les étudiantes, s’observe dans tous les champs d’exercice de la profession, qu’il s’agisse des interventions individuelles, de couple, de famille, de petits groupes ou auprès des collectivités. Par exemple, dans l’intervention individuelle, les travailleuses sociales vont favoriser la capacité d’autodétermination des individus-en-situation; auprès de petits groupes, elles chercheront à faire de même en s’appliquant à faire émerger l’aide mutuelle des rapports interhumains. À un niveau plus large, et pour favoriser le développement social, l’entraide collective, les professionnelles chercheront à développer des réseaux de solidarité avec les milieux, etc.